mardi 28 avril 2015

Interview du Dr Patrick Bouet, Président du Conseil National de l’Ordre des Médecins par le Dr Éric May

Interview parue dans les Cahiers de Santé Publique et de Protection Sociale reproduite avec leur aimable autorisation. l'interview a été réalisée le 17 mars 2015

Dr E. May : Monsieur le Président, l’interview advient dans le contexte particulier du projet de Loi de Santé. La problématique que nous traitons dans ce nouveau numéro des Cahiers de santé publique et de protection sociale est celle des professions de santé et de leur avenir, dans le cadre de la réflexion sur la réforme du système de santé dont on a bien du mal à percevoir les objectifs. La première chose qui nous frappe au sein de la rédaction est l’évolution du mode d’exercice. Chaque année les bulletins du CNOM témoignent d’une perte d’attractivité de la médecine libérale. Nous souhaiterions connaître votre sentiment sur ce mouvement. Quels enseignements  en tirez vous et pourquoi cet attrait de la médecine salariée qui détourne nos jeunes collègues de la médecine classique libérale.

Dr P. Bouet : Nous sommes convaincus que s’il y a ce désintérêt sur la médecine libérale mais aussi de proximité car cela englobe d’autres types d’activités, c’est d’une part parce que les jeunes ne sont pas formés à leur environnement professionnel ; ils nous l’ont répété de façon permanente,  ils ont un modèle hospitalier, le seul qu’ils connaissent, un modèle contre lequel il n’y a pas de promotion réelle au niveau de l’activité libérale ou ambulatoire. D’autre part, c’est que la grande réforme du système de  santé est encore à faire et aujourd’hui les jeunes ne voient pas - ils l’ont encore exprimé assez clairement le dimanche 15 avril 2015 - ils ne voient pas comment leur avenir professionnel s’inscrit. Il y a des inquiétudes fortes et la tendance naturelle des jeunes acteurs, on la comprend, c’est d’aller vers des systèmes stables dans lesquels la carrière professionnelle et l’activité sont lisibles, le travail en équipe est reconnu. Ce sont donc des systèmes qui les rassurent. Si on n’est pas capable, dans le modèle ambulatoire, d’apporter ces réponses en matière de travail en équipe, de lisibilité de carrière, de garantie que l’activité est bien du temps dédié à l’exercice médical, on n’arrivera pas à proposer un modèle attractif pour les jeunes générations. Le fait est démontré, aujourd’hui, qu’il ne suffit pas de donner quelques milliers d’euros pour que le métier devienne attractif. Les jeunes ont aujourd’hui une intelligence de leur métier à venir qui est probablement supérieure à celle que nous avions dans notre génération et donc des exigences sur leur métier à venir beaucoup plus importantes. Le modèle d’information, d’attractivité est aujourd’hui totalement à construire. C’est en tout cas le sentiment que l’institution ordinale retire, maintenant, de ces années de débats.


Dr E. May : une autre évolution est constatée : au-delà de l’exercice en structure, en équipe, salarié, dans un contexte sécurisant, il y a aussi manifestement une appétence des jeunes médecins et particulièrement chez les jeunes médecins généralistes, à diversifier leurs types d’exercice entre à la fois le soin, l’enseignement, la santé publique et la médecine de prévention. Qu’en pensez-vous, alors que du fait de la démographie médicale, ce type de choix risque d’aggraver la diminution du nombre de médecins de proximité se consacrant aux seuls soins et à la seule prise en charge de la population ?

Dr P. Bouet : Je crois qu’il y a un modèle de société aujourd’hui qui veut que les jeunes, en général, quels que soient les métiers, soient mobiles, n’aient pas une linéarité de carrière, et finalement aillent dans différents domaines. On ne pourra pas imposer aux médecins ce que la société en général démontre différemment. Ce qu’il nous faut, c’est construire un modèle dans lequel le temps médical, le temps de soin, soit le temps privilégié de l’activité professionnelle ; ça c’est certain, donc là il y a des simplifications, des mesures concrètes à prendre pour que les aides apportées aux médecins soient des aides qui les délient du temps administratif ou non médical. Il faut en même temps comprendre aussi qu’on est dans un modèle de pluralité d’exercice et qu’aujourd’hui le mythe du cabinet unique dans lequel un médecin passe 100% de son temps est un modèle qu’il ne faut pas chercher à conserver contre vents et marées. Ce modèle existera toujours, quoiqu’on en dise, car le modèle du regroupement n’est pas le modèle unique d’activité.  Il y aura toujours des médecins qui seront dans des mécanismes d’activités dans des cabinets ou sans regroupements pluridisciplinaires mais la virtualité du regroupement doit exister. C’est-à-dire que les jeunes médecins aujourd’hui ne veulent pas être seuls - mais pas forcément seuls physiquement - ils ne veulent pas être seuls dans leur pratique. Il faut donc construire cette pluralité et comprendre les aspirations de la génération d’aujourd’hui : ce n’est pas le modèle qu’on proposait depuis des décennies ; c’est difficile pour eux de penser qu’ils seront durant trente-cinq ans dans un mode d’activité unique. C’est d’ailleurs, peut-être une richesse de la médecine, que de pouvoir dire qu’il peut y avoir des modes d’activités différents. Le tout, c’est que l’organisation sur le terrain permette cette pluralité d’activités et c’est là qu’il y a un effort de coordination très important à faire de façon à ce que tant la population que les acteurs publics s’inscrivent dans une nouvelle démarche : il pourra y avoir des médecins à des moments différents, qui exercent dans un espace mais pas forcément toujours le même, médecin du lundi au vendredi et un week-end sur deux. Il faut construire un modèle imaginatif pour permettre aux jeunes médecins d’avoir la même réponse que l’ensemble de la société à leurs questions. Ainsi, un jeune ingénieur va avoir une carrière plurielle, travailler à l’étranger et en France, changer de carrière plusieurs fois dans son cursus ; il est normal que les jeunes étudiants en médecine aient les mêmes aspirations. Le temps du soin est la vraie question aujourd’hui. Qu’est-ce que l’on attend des médecins ? Qu’est-ce qu’on attend des professions de santé ? Il y a un temps médico-social, un temps du soin qui est un temps important vers lequel il faut peut-être tendre toutes les aides et non pas simplement des actions restructurantes de l’environnement. L’Ordre des Médecins, comme les autres ordres de professionnels de santé, est d’accord sur le fait que la société attend de nous le temps du soin. Il faut peut-être réorienter le processus vers une clarification de ce temps de soin pour donner du sens à la carrière car on ne forme pas des médecins en dix ou douze ans, des infirmiers en trois ans, des pratiques avancées en cinq ans ou sept ans, pour ne pas avoir du temps de soin au bout de tout ça. Cela nous paraît essentiel.

Dr E. May : On parle de la crise de la démographie médicale en France et de son corollaire, la désertification médicale. Quelle est l’analyse du CNOM sur cette problématique deux ans après la mise en place du Plan Territoire Santé ?

Dr P. Bouet : La démographie médicale est un des deux grands enjeux de demain, au-delà du soin. C’est de savoir quelle est la volonté d’un Etat en matière de répartition des professionnels sur le territoire, donc de définir la proximité et l’accès aux soins. Aujourd’hui on n’a pas cette définition. On a un modèle, qui était un modèle antérieur, mais on n’a pas aujourd’hui une définition réelle de la proximité et de l’accès aux soins. Donc forcément tant que cette démarche-là ne sera pas totalement accomplie, on continuera d’être entre deux modèles ; ce sont de vraies questions car aujourd’hui il y a des initiatives locales qui tendent à vouloir maintenir des médecins en place alors qu’il n’y a plus rien d’autre. Est-ce que c’est aujourd’hui un modèle ? Lorsque le Premier ministre dit qu’il va faire des maisons de service public, est-ce qu’effectivement ce n’est pas un nouveau modèle, dans lequel on va regrouper un ensemble d’acteurs qui pourront agir en rayonnant à partir d’un espace ? Il y a des initiatives en matière de répartition démographique sur les territoires mais elles dépendent d’une volonté de gouvernance ; cette dernière est un peu complexe, et cela ne peut pas être résolu par des initiatives législatives autoritaires ; ce n’est pas en contraignant l’installation qu’on aura réglé le problème mais bien en construisant un  modèle d’organisation.

Dr E. May : La voix des usagers comme d’un certain nombre d’associations tend à pousser à une certaine forme de régulation  jusqu’à parfois demander que soient mises en œuvre des contraintes.

Dr P. Bouet : Ils restent dans un modèle ancien, et je comprends qu’aujourd’hui, quand on ne s’extirpe pas de ce modèle ancien, on ne trouve comme solution que la contrainte ; je crois qu’il faut se sortir de ce modèle et travailler à partir de l’ensemble des acteurs existants et des structures existantes à redéfinir la notion de proximité et d’accès aux soins. Le vrai défi n’est pas seulement la démographie médicale mais la démographie générale de notre population. Plus la population va vieillir plus il y aura en ambulatoire des personnes qui auront besoin de soins. Il faut vraiment construire un autre modèle. On peut dire qu’on accompagne la réflexion de la Loi de Santé même si vous l’avez compris, nous ne sommes pas en plein accord avec elle ; en tout cas, nous plaidons pour la recherche d’une meilleure organisation de l’ambulatoire, en intégrant parmi les acteurs de l’ambulatoire beaucoup plus d’acteurs car les centres de santé, l’hôpital général sont aussi des acteurs de l’ambulatoire aux côtés des professionnels sur le terrain. Il faut donc redéfinir ce modèle. Où implanter les réponses aux soins ? Comment faire irradier ces réponses vers ces personnes ? C’est un vrai défi médico-économique ; et ce défi pour l’instant n’est pas abordé parce que l’on reste sur un modèle antérieur et que dans ce modèle antérieur, effectivement, la contrainte peut apparaître comme la seule solution.

Dr E. May : Vous venez de parler des centres de santé, des professionnels qui mettent en œuvre de nouvelles pratiques. Le regroupement des professionnels ambulatoires est-il pour l’Ordre l’avenir de l’organisation des soins primaire qui permettra de répondre aux enjeux de santé publique ? Vous avez déjà dit qu’il n’y aura pas de fin de l’exercice solitaire, qu’il perdurera sous certaines formes, même si virtuellement il y aura quand même un lien entre tous les acteurs. Que pensez-vous de l’émergence forte des structures regroupées. On a parlé de révolution du « premier recours »: en est-ce la première brique ?

Dr P. Bouet : C’est en tout cas une brique. Je viens d’un département où les centres de santé ont toujours eu une importance considérable en matière de réponse de proximité. Il ne s’agit de réinventer des modèles qui ont déjà existé mais de voir quel est l’intérêt d’une définition claire de la réponse à l’accès aux soins et à la proximité, quel est l’intérêt des différents mécanismes possibles de regroupements. Sachant que les regroupements ont un inconvénient majeur : c’est qu’ils sont financièrement dépendants. Pour nous les centres de santé en ont été une illustration importante. On a vu à quelle vitesse les financeurs se sont désengagés d’un certain nombre de centres de santé qui ont été dès lors fragilisés. Donc la problématique pour nous, c’est de dire il ne faut pas qu’il y ait un modèle unique car ce modèle unique devient financièrement dépendant et alors il peut être mis en péril à tout moment. C’est pour nous, une vraie interrogation. C’est pour cela que nous souhaitons qu’il y ait vraiment une capacité d’innover dans les regroupements virtuels, physiques, dans les centres de santé, dans le pluridisciplinaire. On le voit bien dans le débat sur les coopérations et sur le règlement arbitral, quand on en parle avec les acteurs majeurs des maisons pluridisciplinaires, pluri-professionnelles : plus un centre se structure, plus son besoin de financement devient important. Donc, globalement, si c’est reconstruire des établissements de soins financièrement dépendants d’une gouvernance, l’Ordre restera attentif. Si c’est créer des initiatives de regroupements professionnels, pluri-professionnels partant du terrain et ayant sur le terrain une analyse fonctionnelle réelle, là, l’Ordre sera toujours pour ; mais ce que l’Ordre ne veut pas c’est qu’au titre de la promotion d’un modèle, on en oublie les autres. Oublier les autres modèles serait faire courir un risque majeur, nous semble-t-il, à la capacité de réponse. Il y a des endroits dans lesquels on ne pourra pas implanter un centre pluri-professionnel ou pluridisciplinaire qui répondra à 100% des besoins de la population. Ne serait-ce que par les problématiques géographiques qui peuvent exister donc il faut garder présent à l’esprit qu’il peut y avoir suivant les endroits et les lieux des modèles différents à construire. L’Ordre met toujours en garde les acteurs, en disant, nous accompagnons toutes les initiatives, tous les regroupements professionnels mais on dit attention, ce ne sera jamais 100% de l’organisation ou alors il faut qu’il y ait une décision de gouvernance.

Dr E. May : Vous savez que le financement des centres de santé est un problème posé  depuis des dizaines d’années. Depuis 2012 le gouvernement a bien voulu écouter les acteurs des centres et agir pour relancer enfin la négociation conventionnelle. Celle-ci a repris après l’épisode du règlement arbitral dont l’attente avait entrainé sa suspension. Vous avez suivi ces négociations. L’Ordre soutient-il les acteurs des centres de santé qui  demandent à être traités comme les autres, c’est-à-dire à pouvoir bénéficier des transpositions des dispositifs conventionnels acquis par les médecins libéraux d’une part et, d’autre part, aux cotés des maisons de santé, la pérennisation et la généralisation de la rémunération des équipes regroupées coordonnées. Enfin, troisième point, ils demandent un financement supplémentaire, un forfait structure qui valorise les missions des centres pour l’accueil de l’ensemble de la population sur leur territoire, les missions dites  d’accessibilité aux soins de proximité et d’accessibilité sociale. Que pense l’Ordre de ces revendications ?

Dr P. Bouet : A priori, l’Ordre n’a aucune raison de ne pas être accompagnateur, il n’y a pas une médecine X et une médecine Y. Tout ce qui est mécanisme qui engage la profession dans une réponse à la population, l’Ordre des médecins est naturellement pour. Sur la précarité aujourd’hui des centres de santé, leur pérennité, sur le rôle qu’ils occupent dans les territoires, sur le rôle des médecins et des professionnels de santé à l’intérieur des centres de santé, l’Ordre est tout à fait accompagnateur, sans ambiguïté, mais toujours au titre de la même réponse, il n’y a pas de modèle unique pour l’Ordre. En second lieu, nous voulons que les conditions d’exercice des professionnels à l’intérieur de ces structures soient garanties. Il n’est pas question de voir ces professionnels perdre une partie de leur indépendance ou de leur liberté. Nous sommes vigilants à ce niveau-là. Pour les forfaits structures nous les soutenons bien entendu puisque nous soutenons même cela pour le médecin seul dans son cabinet. Si aujourd’hui nous disons qu’il faut qu’il y ait des gestes de gouvernance forts, c’est bien que quelque part il faut que dans la gouvernance on apporte le soutien nécessaire pour que la pérennité des structures de proximité soit garantie tout autant dans les centres de santé qu’elles doivent l’être dans les autres modèles. A ce niveau-là, le centre santé était pour nous un modèle qui existait avant tous les autres en matière de regroupement et de travail pluri-professionnel et pluridisciplinaire ; il faut à la fois que les centres de santé évoluent dans le sens d’équipes pluridisciplinaires et d’un travail d’équipe ; j’ai été médecin en centre de santé en Seine-Saint-Denis, donc je sais bien que dans ce centre, le travail n’était pas un travail d’équipe mais de professionnels réunis dans un centre. Il faut que les centres de santé évoluent vers un travail d’équipe, un travail pluri-professionnel, un travail coopératif et de proximité avec une meilleure identification du temps de soin là aussi pour que cela soit clairement établi. Cela me paraît un modèle lisible parmi la multiplicité des modèles potentiels. Globalement nous soutiendrons les collègues des centres de santé dans la démarche qui consiste à ce que ce modèle lisible soit un modèle dont on garantisse la stabilité. Nous l’avons déjà dit au ministère, cela fait partie des éléments pour lesquels il faut des actes forts d’orientation de la gouvernance. Il faut aller dans ce sens-là aussi. L’Ordre ne défendra pas un modèle unique par contre l’Ordre est très attaché à des structures dans lesquelles la preuve a été faite qu’on pouvait rassembler des professionnels. Il y a une évolution me semble-t-il des centres de santé qui doit franchir un pas, au moins un pas coopératif, un pas de travail en équipe, un pas structurel. Cela nous paraît important et pour la gouvernance, il y a un pas énorme à franchir qui est effectivement de cesser de voir ces structures fragilisées par le risque financier. On voit bien l’hémorragie qu’il y eu dans les centres de santé à cause de ce risque de désengagement associatif, on voit bien la multiplicité des modèles des centres de santé les a rendus fragiles. Il faut que les centres de santé, comme les autres, se restructurent en une modélisation forte quels que soient les gestionnaires de chaque centre de santé. Cela nous paraît fondamental. Il y a beaucoup de modèles dans les centres de santé et la force des centres de santé, c’est peut-être d’arriver à imposer une modélisation fonctionnelle. Cela me paraît en tout cas être un enjeu majeur.

Dr E. May : Des organisations de centres de santé, en particulier, les organisations de professionnels de santé défendent le principe d’un nouveau modèle économique de centre de santé. Ce modèle fondé sur le pluri-partenariat (collectivités, mutuelles, associations) qui s’engage dans le cadre de la Loi pour fédérer plusieurs acteurs sur un même territoire pour porter ce type de structure. Le Conseil de l’Ordre soutient ce principe ?

Dr P. Bouet : Oui, le CNOM soutient ce principe sur la base du principe de l’indépendance, vous vous en doutez. Quand on entend partenaire, on entend des partenaires structurels mais nous sommes très attentifs au fait qu’à l’intérieur de ce partenariat, les professionnels de santé gardent leur indépendance et leur liberté. Nous ne pouvons pas construire un modèle dans lequel elle serait mise en danger. Nous sommes très vigilants notamment sur les partenariats de réseaux, sur ces engagements partenariaux de façon à ce que les professionnels restent des professionnels travaillant dans une structure mais indépendants dans leur activité. C’est ce qui est garanti par les acteurs de l’hôpital, c’est ce qui est garanti par les acteurs dans les établissements privés (quoique que cela soit parfois plus compliqué), nous voulons que cela soit garanti dans les centres de santé quels qu’ils soient car nous n’accompagnons pas une transformation de modèles qui mettrait en péril l’accompagnement et la liberté des professionnels qui exercent.

Dr E. May : C’est le combat permanent de notre syndicat.

Dr P. Bouet : Il y a forcément une valeur éthique et déontologique qu’on partage. Celle qui garantit votre capacité comme la mienne d’exercer pleinement le métier qui est le nôtre. Il faut qu’on soit très vigilant et qu’on parle beaucoup ensemble pour construire cette vigilance commune.

Dr E. May : Un modèle a été proposé par certaines organisations de gestionnaires de centres de santé qui n’est pas inintéressante, complémentaire à ce qui existe : la création d’un statut d’établissement de santé publique ambulatoire qui pourrait regrouper des centres de santé mais éventuellement d’autres structures de prévention, PMI ou centres de planification familiale. Qu’en pensez-vous ?

Dr P. Bouet : Je vous dirais très honnêtement qu’aujourd’hui je ne peux pas vous répondre de façon ferme sur cette réflexion puisqu’elle est en cours dans la section exercices professionnels. Vous serez d’ailleurs invités à venir partager avec nous pour qu’on puisse identifier un peu plus clairement les contours d’une telle application de la définition « établissement de soins ». Par ailleurs, la définition de l’établissement de soins tel qu’il existe aujourd’hui en matière de gouvernance crée des rigidités administratives, fonctionnelles que nous ne voudrions pas voir se démultiplier. Dans le fait d’innover, d’inventer un nouveau modèle il faut être très attentif à ces rigidités. C’est une des raisons pour lesquelles nous sommes très vigilants pour les EPHAD. Dès que l’on parle d’un établissement de soins, on amène toutes les rigidités inhérentes à cette dimension. Dans le code de santé publique, quand on rentre dans la définition d’établissement de soins, on endosse un costume différent avec des rigidités différentes. On crée des hiérarchies, des relations administration / soin différentes, des objectifs différents. Comment finance-t-on ces objectifs, ces établissements ? Quelles sont les contraintes qui leur seront imposées en matière d’intégration dans les résultats généraux. Ce sont des questions auxquelles il faut bien réfléchir en amont, me semble-t-il.

Dr E. May : Vous avez évoqué les pratiques avancées. C’est un élément du débat, une proposition incluse dans le projet de Loi de Santé. Le CNOM émet des réserves sur le développement de la délégation de compétences, en particulier sur la pratique de la vaccination par les pharmaciens.

Dr P. Bouet : C’est plus qu’une réserve, c’est une opposition. Pour l’Ordre, cette opposition n’a pas pour but de dire non. Nous pensons que c’est un sujet qui est beaucoup trop important pour qu’on le traite sur un coin table par une décision législative non partagée. Cela veut dire que les contenus métiers ont des zones de superpositions et dans ces zones, il y a des actes communs qui existent et dont on peut discuter avec des professionnels. Nous n’avons pas d’opposition de principe pourvu que les pratiques avancées soient faites avec l’ensemble des acteurs qui vont générer cette nouvelle activité. C’est quand même paradoxal, nous avons tous participé à la création du métier de dosimétriste, nouveau métier qui va être inscrit dans le code de santé publique et c’est bien parce que tous les acteurs professionnels ont parlé ensemble qu’ils ont créé ce nouveau métier et puis d’un autre côté, on voudrait tout d’un coup couper comme dans du massepain, couper des tranches et les coller à un autre métier. Nous pensons que c’est beaucoup trop sérieux pour qu’on agisse comme ça. Il y a des professions de santé, des professions médicales, la profession de pharmacien, il y a la lisibilité du parcours de soins, il y a de nouvelles professions qui vont se créer dans l’avenir. Tout ceci demande à ce que nous les intégrions dans une réflexion générale. C’est un champ qui est très ouvert et dont il ne faut pas oublier qu’il doit être lisible pour l’usager de santé, qui doit savoir qui est qui, qui fait quoi et ce qu’il peut attendre de l’acteur qui effectue un acte. Cela demande fondamentalement d’être partagé par les acteurs professionnels. Une fois qu’on les met tous autour de la table, on arrive à créer des choses, le dossier métier en est la meilleure preuve. Cela veut bien dire que lorsque les professionnels sont autour de la table ils savent inventer des choses mais quand on veut dire d’un ministère : « c’est comme cela qu’il faut faire », c’est la meilleure façon d’amener les professionnels à être en situation de rejet. Donc c’est très important. Nous sommes prêt à l’accompagner ; on travaille avec l’Ordre des infirmiers sur les pratiques avancées ; sur la vaccination par les sages-femmes, nous ne sommes pas en opposition :  les sages-femmes sont une profession médicale et qui naturellement dans leurs compétences métiers peuvent avoir des zones de superpositions avec les médecins sur la pratique d’un vaccin ou de quelques vaccins ; mais par contre je l’ai dit à la Présidente de l’Ordre des pharmaciens, la vaccination par les pharmaciens, c’est non.

Dr E. May : L’objectif de santé publique était sans doute de combler le défaut de vaccination de la population…

Dr P. Bouet : Oui, nous en sommes conscients mais avouons très franchement que les mesures qui ont été prises jusqu’à maintenant en matière de vaccination ont consisté à enlever la capacité de prescrire aux médecins pour la transférer à d’autres. Là encore, c’est une proposition suffisamment importante pour qu’on construise une politique vaccinale. Il faut qu’on soit très vigilants et qu’on construise une politique vaccinale partagée avec le ministère de la Santé et le gouvernement. Ce n’est pas en prenant des bouts qu’on répondra à un objectif de politique vaccinale.

Dr E. May : Nous sommes à un moment particulier du débat sur la Loi de Santé,  après la manifestation du 15 mars qui a connu un franc succès auprès des organisations syndicales libérales. Aujourd’hui quelle est la position de l’Ordre vis-à-vis de cette Loi de santé ? Demandez-vous sa totale remise à plat et comme certains le réclament, que l’on reparte de zéro ? Et petit focus sur les deux sujets qui ont été les plus médiatisés, le tiers-payant généralisé et l’autre qui a tout autant fait au sein de la profession l’unanimité contre lui,  la place de l’ARS dans le cadre du schéma d’organisation des soins primaires au niveau territorial. Quelle est votre position ?

Dr P. Bouet : Depuis le mois de juillet 2014, notre position est constante. Elle a été rappelée devant le Président de la République le 16 octobre 2014 qui nous a répondu en disant qu’on allait ouvrir la négociation. La négociation a été ouverte en février, si tant est que l’on puisse parler de négociations, mais en tout cas elle s’est ouverte sur les points que nous avions, nous, soulignés. Globalement, on peut dire qu’avec beaucoup trop de retard, une discussion sur la réécriture du texte a été engagée. Malheureusement dans un temps tellement contraint et avec des objectifs tellement réduits qu’on ne peut pas parler aujourd’hui de réécriture du texte mais de propositions d’amendements. Madame la Ministre est aujourd’hui à la Commission des affaires sociales et aucun acteur n’a aujourd’hui les amendements que Madame la Ministre va porter. Donc c’est bien une situation dans laquelle nous n’avons jamais demandé le retrait de la Loi de Santé, nous avons demandé qu’elle soit réécrite sur un certain nombre des dispositions qu’elle porte, pensant que cette Loi de Santé, je l’ai dit à plusieurs reprises, ne se présente pas comme le grand projet refondateur du système de soin que la stratégie nationale de santé avait laissé entendre. Ce n’est pas un combat politique contre Madame la Ministre, nous ne sommes pas un acteur politique mais on dit simplement qu’un texte que l’on veut être un texte d’importance, s’il n’est pas partagé avec l’ensemble des acteurs, sera forcément difficile à appliquer … comme la Loi HPST qui n’est pas encore totalement mise en application. Donc on perd du temps, on continue de perdre du temps et le passage sans dialogue complémentaire devant les parlementaires nous oblige maintenant à agir au niveau des parlementaires et non plus du gouvernement. C’est bien dommage pour un texte qu’on voulait partager. Mais surtout il ne répond pas correctement à la grande inquiétude des territoires. Ce n’est pas parce que l’on nous annonce dans le projet de Loi de Santé le virage ambulatoire, qu’aujourd’hui le texte lui-même porte l’ensemble des éléments qui garantissent que l’ARS ne va pas rester un superpouvoir concentrateur et décisionnaire. Nous portons des revendications très claires pour que les usagers et les professionnels soient placés directement à côté de l’ARS dans un mécanisme d’association à la décision. Il y a une importance fondamentale à ce que les territoires soient à l’origine d’un certain nombre d’initiatives. Mais si la gouvernance reste purement administrative, on entre bien dans un schéma d’hyper-administration de la santé. Aujourd’hui, rien ne démonte cette logique. C’est pour nous important et nous n’avons jamais vu le tiers-payant comme l’arbre qui cachait la forêt. On a dit dès le départ que pour nous le tiers-payant n’est pas un motif d’opposition ordinale. Tout ce que nous avons dit sur sa progressivité, son installation dans le temps, le fait qu’il soit généralisé et qu’il n’ait pas un caractère obligatoire, tout ceci reste fondamentalement posé pour nous. On voit bien que l’évolution du texte prend en compte un certain nombre de nos interrogations mais que malgré tout il reste toujours un mécanisme d’arrêt de cette action partagée qui est de dire « à cette date-là le mécanisme sera obligatoire ». Le tiers-payant social c’est pour nous une absolue nécessité mais le gouvernement ferait mieux de s’occuper du problème du reste à charge. Parce que c’est là qu’est le vrai problème et c’est une vraie priorité en matière de gouvernance. Le tiers-payant n’est qu’une réponse partielle, ce n’est pas cela qui garantira l’accès aux soins sur l’ensemble du territoire demain. Le tiers-payant social, par contre oui, c’est une garantie essentielle qu’il faut apporter aux populations en difficulté. Nous avons défendu la CMU, l’ACS ; le tiers-payant social est majeur, c’est fondamental, mais globalement aujourd’hui on est au milieu du gué et on a enlevé les pierres qui permettent de passer de l’autre côté. C’est une décision politique. C’est dommage. On pense que si on avait eu le temps de suffisamment discuter, peut-être qu’on ne se serait pas focalisé sur l’arbre tiers-payant et peut-être qu’on aurait vu derrière tout ce qu’il faut faire pour que l’accès aux soins soit garanti notamment en matière de reste à charge. L’Ordre n’a jamais été en opposition avec le principe du tiers-payant social, avec le principe d’une extension au droit du tiers-payant mais en disant : attention ne braquez pas les professionnels en le rendant généralisé et obligatoire comme ça. La Ministre annonce dans sa conférence de presse que c’est pour 2018 puis elle vient d’annoncer que ce serait le dernier trimestre 2017. On voit bien qu’il y a un aller-retour politique à ce niveau-là mais il va bien falloir que cela se tranche à un moment ou à un autre. La Loi de Santé, c’est plutôt une déception. Autant la prévention nous l’accompagnons, autant un certain nombre de dispositions qui sont prévues dedans vont dans le bon sens, mais c’est plutôt une loi mosaïque, qui prend plein de petits morceaux de couleurs, qui construit une fresque mais en se reculant on ne voit pas vraiment ce qu’elle représente. C’est dommage car la Stratégie Nationale de Santé, le rapport de M. Cordier à notre sens portait des ambitions d’une tout autre nature. C’est dommage de ne pas construire un rapport de dialogue pour faire partager une ambition. C’est un problème de politique et nous ne sommes pas acteurs politiques au sens de la gouvernance politique. C’est un rendez-vous raté et dans deux, trois ans on reparlera d’une nouvelle loi de santé qui portera le nom d’un ministre de l’époque mais on n’aura pas résolu les problèmes majeurs en la matière. On aura inscrit le virage ambulatoire mais qu’est-ce qu’il y aura dedans ? On est sur des mots. La loi va consacrer des mots. On veut accélérer le mouvement, c’est un choix politique, ce n’est pas sûr qu’au bout de tout ça on aura une loi applicable par aucun d’entre nous. Car je comprends que les acteurs hospitaliers puissent se mettre un petit peu à l’écart mais les problèmes spécifiques du monde hospitalier ne sont pas résolus dans ce texte. On va mettre d’autres mots, ouvrir d’autres portes mais tout ça sans avoir tracé les passerelles qui vont permettre d’aller vers un but précis. Je donne rendez-vous à tous les acteurs dans deux, trois ans, pour un nouveau débat sur une nouvelle loi de santé…

Dr E. May : Merci Monsieur le Président.