mardi 3 février 2015

Note de lecture "Les centres de santé, une géographie rétroprospective"

Note de lecture d'Alain BEAUPIN  

A l’occasion de son dernier congrès réuni les 26 et 27 novembre 2014 à Deauville la FEHAP a édité un ouvrage consacré aux centres de santé, sous la signature d’Emmanuel Vigneron, géographe de la santé. L’ouvrage a rencontré un certain écho dans la presse spécialisée, notamment en raison de sa préconisation phare, celle de créer 400 centres de santé. On ne peut que louer l’auteur pour ce parti pris fort, à rebours de l’action publique actuelle. L’ouvrage est clairement inscrit dans un choix alternatif au libéralisme et à l’individualisme, selon une position politique affirmée. C’est donc cette position politique que nous choisirons de relever et de mettre en débat dans cette note de lecture.
 L’auteur inscrit ses pas dans le mouvement social qui se reconnaît dans les valeurs de solidarité. Le lecteur amateur de curiosités se régalera des nombreuses citations et des multiples documents iconographiques évoquant les politiques hygiénistes du début du 20ème siècle. L’une des figures marquantes est représentée par celle du Dr Robert-Henri Hazemann directeur du bureau d’hygiène et du dispensaire de Vitry-sur-Seine, mais aussi militant communiste et chef de cabinet technique du ministre de la santé sous le Front populaire. L’ouvrage s’inscrit donc dans une filiation politique affirmée.

Pour autant, l'auteur prend le parti de centrer son propos sur un seul objet, le centre de santé comme mode de dispensation des soins au niveau territorial, sans traiter la question du type de pratique  médicale qui y est exercé. Mirko Grmek avait été attentif à cette difficulté en son temps. Celui qui reste un des grands historiens de la pensée médicale avait pris soin de préciser, en introduction à son « Histoire de la pensée médicale en occident » (T.1 p. 24, Seuil, Paris, 1995), n’aborder l’histoire des hôpitaux que dans la mesure où ces institutions avaient exprimé ou influencé la pensée médicale de leur temps . Selon nous, le plaidoyer d’Emmanuel Vigneron en faveur des centres de santé aurait été plus convainquant s’il s’était attaché à décrire la synergie entre le projet médical de l’équipe et le projet social du promoteur du centre de santé. L’auteur a en effet limité son propos à la description du centre de santé comme une institution, imprégnée des idées sociales d’une période communiste qui s’arrête approximativement au retour d’URSS d’André Gide (Retour de l’U.R.S.S., Gallimard, Paris, 1936). Pour le dire autrement, le centre de santé est en quelque sorte présenté comme un type d'organisation, inscrit dans une certaine vision romantique des utopies du passé, au sein duquel se dérouleraient de mystérieuses alchimies médicales, apparemment satisfaisantes, mais dont la compréhension serait sans importance.

En choisissant implicitement cette position, il s’expose à inscrire son propos dans une utile mais très classique action de lobbying, servant non sans talent les intérêts de ses commanditaires. Ceci explique probablement l’impasse faite par l’auteur sur la plupart des actuels débats au sein du mouvement des centres de santé,  dont l’origine remonte à la seconde moitié du 20ème siècle. On ne trouvera rien sur l’expérience mutualiste de Marseille  menée par les deux grandes figures que furent Louis Calisti le mutualiste et Jean-François Rey le médecin généraliste (Louis CALISTI, Jean-François REY, Santé et cadre de vie, l’expérience mutualiste de Marseille, édictions sociales, Paris, 1977). Ils ont construit un modèle fondé sur la rencontre entre un projet social et un projet médical dont bien des enseignements restent encore à tirer. Rien non plus sur les pionniers des centres de santé municipaux comme un Georges Godier, un Victor Laffitte ou une Elsa Rustin. Rien non plus sur un Claude Meyroune et son action en faveur des survivants de la déportation. Plus près de nous on ne trouvera pas mention des apports d’un Marc Schoene dans les débats autour de la notion de santé communautaire. Le congrès national des centres de santé, vitrine des centres de santé depuis plus de 54 ans, est réduit à une simple note de bas de page (page 116). L'honnêteté nous oblige cependant à reconnaître que l’auteur de ces lignes est cité dans l’ouvrage, bien que ce soit dans une discipline pour laquelle ses talents n’étaient pas les plus reconnus jusqu’ici, sauf aux yeux de ses proches, à savoir la photographie de rue (p.84, Centre Municipal de Santé Pierre Rouquès à Vitry s/Seine. Photo Alain Beaupin 2014).

C’est ainsi la limite de l’ouvrage : à porter son regard sur le seul cadre d'organisation, il donne l’impression de tenir pour négligeables le contenu des soins ainsi que le rôle des professionnels qui le produisent. A la décharge de l’auteur on relève l’absence, ou presque, de professionnel de santé en exercice parmi la liste des personnes dont il a pris les conseils (Remerciements, p.245).

Outre qu’il amoindrit l’intérêt de son propos, l’auteur s’expose surtout à affaiblir sa position politique en l’inscrivant dans de pures logiques gestionnaires. Comme beaucoup en ont la conviction, la période actuelle est marquée par un affaiblissement  général de la pensée politique, les dépositaires du pouvoir s’estimant contraints de cheminer sur les sentiers de la régression sociale pour composer humblement avec les exigences de la marchandisation de la société.

Les organismes gestionnaires de centres de santé, en charge des fonctions support, sont tenus de se soumettre à un certain type de  règles du jeu budgétaire, défavorables à l'intérêt général et à celui des financements sociaux (L’affirmation d’Emmanuel Vigneron selon laquelle des « objectifs de santé publique » pourraient être définis justifiant des encouragements, et des pénalités s’ils ne sont pas atteints (p. 203), nécessiterait un développement sortant du cadre de cette note de lecture pour être réfutée. On se bornera à relever que la notion même d’objectif de santé publique relève de la chimère, incite les médecins à soigner les indicateurs plutôt que les malades, surtout s’ils sont pauvres et compliqués. Elle appartient à la même famille de pensée que la T2A).  
Par obligation, ils s’inscrivent dans cette réalité et pratiquent une sorte de reapolitik. Realpolitik qui les amène à licencier les médecins qui refusent de s’inscrire dans une logique productiviste déconnectée de l'intérêt des patients (Mutuelles de Provence, Union des mutuelles d’Ile de France).

Peu importe qu’elles soient habillées d’un discours convenu sur la prévention, la médecine sociale et autres belles idées, les logiques gestionnaires livrées à elles mêmes n’amènent rien de bon. L’hôpital public désormais soumis à la fameuse T2A en est une illustration, pour le plus grand désarroi des patients et au détriment des finances publiques. Dommage qu’Emmanuel Vigneron, qui en avait sans doute les moyens, n'ait pas contribué à renforcer les centres de santé en les replaçant comme instruments de progrès social dans les combats politiques d'aujourd'hui.
Alain Beaupin