samedi 21 février 2015

"Aux sources de la démocratie sanitaire"

Jacques Bénézit et Les Cahiers de Santé Publique et de protection sociale nous ont permis de reproduire son article à propos de l'ouvrage de Paul Cesbron Aux sources de la démocratie sanitaire.



Une bouffée d’oxygène…
L’exigence de la démocratie sanitaire s’affirme désormais avec force. Hommes politiques, professionnels de santé, médias ou « experts », tous (ou presque) y vont de leur plume ou de leur « talent » oratoire pour nous en expliquer leur conception : dans un contexte où l’économie est « malade » la santé devrait se mettre à la « diète » et les citoyens usagers  ne devraient réfléchir et débattre de ces questions que dans le cadre de la divine  « réduction des dépenses ». Dans ce climat idéologique, où tout est mis en œuvre pour nous convaincre qu’il n’y a rien d’autre à faire que de subir, la publication du livre de Paul Cesbron nous apporte une bouffée d’oxygène. Son choix de libérer les besoins sanitaires et démocratiques des pressions exercées par des intérêts privés, nous laisse entrevoir des pistes possibles de progrès et de développement humain.

Tantôt en philosophe, parfois en historien mais toujours avec le regard du professionnel de santé  l’auteur, nous retrace, depuis plus de 2000 ans, l’histoire d’une lente transformation du paysage démocratique et de l’aspiration à des pratiques médicales nouvelles. Un rapport évolutif, contradictoire, qui prend appui sur le développement des capacités humaines et des rapports sociaux.
En pleine effervescence de la pensée grecque, Hippocrate en repoussant toute sollicitation à la « bonté des dieux » a été le précurseur de la médecine rationnelle. L’éthique qu’il a développée s’impose toujours dans la pratique de la médecine. L’influence du christianisme et de son royaume du « Dieu fait Roi » modifieront quelque peu la donne. L’étude se concentre alors sur la théologie et la médecine savante se transforme en « charité » et en compassion. La guérison de l’âme et la guérison de la maladie doivent avancer d’un même pas. Au début de l’an 1000, avec Averroès, Avicenne et les autres… les penseurs musulmans reprendront l’idée helléniste et hippocratique que la souffrance est une réalité humaine, qu’il faut chercher à comprendre en dehors de tous rapports avec les dieux ou les malédictions divines. Mais l’influence de la religion n’est pas propice à cette avancée rationaliste.
L’esprit des Lumières et de la Révolution bouleverseront ce paysage. Ainsi dans les cahiers de doléances, le peuple exprime avec force tout l’intérêt qu’il porte à la santé publique, associant très souvent dans ses plaintes les maltraitances sociales et les maladies (formation des médecins, lieux  d’accueil plus nombreux pour les malades, les accouchements, les pauvres, les indigents, les malades mentaux y sont évoqués…). En même temps les connaissances scientifiques progressent. Lamarck parle de la transformation des espèces, Lavoisier a fait évoluer la compréhension physio-chimique de la respiration, Galvani et Volta prouvent le caractère électrique de l’activité nerveuse et neuromusculaire, grâce à la pratique des autopsies la connaissance organique des maladies se précise... Le combat de Xavier Bichat pour l’association de l’étude de la pratique et de la théorie médicale aboutira à la création de trois écoles de santé.  Ce quart de siècle (1789-1815), « équivalant à plusieurs siècles », écrira Châteaubriant, apporte des avancées notoires pour la santé publique. Au XIXe siècle l’hygiénisme développé par Villermé montrera avec précision le lien entre maltraitance du corps et dégradation de la vie sociale. La perception, que les conditions de travail et de vie infligées aux peuples ouvriers sont pathogènes, progresse malgré le poids de l’idéologie malthusienne de l’époque.
Les dures conditions d’exploitation et la socialisation du travail contribueront à la prise de conscience de l’existence d’intérêts communs et du nécessaire développement de solidarités ouvrières. Dans ces combats, les médecins ne semblent pas tous avoir pris la mesure de l’enjeu souligne le livre. Le Front populaire et la Libération seront également de grands moments dans l’amélioration de la santé publique. La mise en œuvre du programme du Conseil National de la Résistance (CNR) notamment avec la création de la sécurité sociale et l’élection d’un collège ouvrier et patronal au conseil d’administration des caisses, apportera une avancée démocratique considérable.
Ainsi la démocratie sanitaire est-elle l’expression d’une longue histoire de solidarité et de luttes contre l’inégalité face à la souffrance et à la mort. Et ce combat prend de l’ampleur au fur et à mesure que les possibilités de soigner et de guérir grandissent.
Dans la France des années 2000, les progrès de la médecine dus notamment au développement du numérique et de l’informatique ont considérablement fait progresser les connaissances biologiques et médicales, et les capacités à soigner. Le scanner, l’IRM, l’échographie… autant d’instruments radiologiques qui visionnent avec précision l’intérieur du corps humain. La chirurgie et la micro chirurgie avancent chaque jour dans leur capacité à réaliser des prouesses… Et pourtant de plus en plus de personnes sont aujourd’hui contraintes de renoncer aux soins faute de moyens financiers ; des hôpitaux, soumis à loi Bachelot, HPST, se regroupent, réduisent le temps d’hospitalisation, ferment des lits ou licencient du personnel soignant, pour s’adapter aux critères de rentabilité ; Il manque de médecins... Les inégalités sanitaires se creusent. Pourtant les ministres, les directeurs d’Agence Régionale de Santé, les « experts» en tout genre, ne cessent de nous convaincre que nous dépensons trop pour notre santé. Alors que de l’autre côté de la barrière sociale les dividendes versés aux mastodontes du CAC 40 ne cessent de croitre et que leur part de cotisation sociale est en constante diminution.  
La démocratie sanitaire dit l’auteur exige de rétablir ce qui existait à l’origine de la sécurité sociale : le versement des cotisations patronales et salariales directement liés aux richesses produites pour assurer la totalité des dépenses de santé. Paul Cesbron reprend à son compte l’argument de Frédéric Pierru selon lequel « il n’y a de déficit de la sécurité sociale qu’en raison de l’insuffisance des recettes. »
Les citoyens-usagers, selon la formule employée par l’auteur, ont raison d’être insatisfait et de l’exprimer, « la fonction première de la démocratie (c’est) sa force critique en l’absence de laquelle il ne peut y avoir de progrès. » C’est pour freiner toute contestation que la bataille idéologique tente d’entretenir le fatalisme. Son objectif : casser le droit à l’accessibilité aux soins et faire de la santé une marchandise comme une autre. Le citoyen deviendrait alors un simple consommateur des services médicaux avec un reste à charge de plus en plus important et l’obligation de recourir aux assurances privées pour une aide éventuelle.
L’expérience a montré que la santé de chacun dépendait de la mobilisation de tous et qu’en ce domaine, comme dans d’autres d’ailleurs, la délégation de pouvoir n’était la bonne solution.
« La France…a un très grand nombre de partis politiques, de syndicats et d’organisations diverses dont la forme la plus récente est associative… (les associations) ont le plus souvent au sujet de la santé une origine liée à des injustices sociales qui ont créé directement, ou non, de la souffrance. » C’est dans ces circonstances que se sont créés des regroupements pour la défense des mineurs, pour les salariés utilisant de matières dangereuses (amiante, plomb uranium), contre les mauvaises conditions de travail (du management, le harcèlement, la souffrance…), pour les malades atteints d’Alzheimer ou de Parkinson. Très faible jusqu’au XIXe siècle ces associations de défense des citoyens-usagers n’ont cessé de se développer sur des sujets aussi divers que les accidents ou l’erreurs thérapeutiques, les infections nosocomiales, mais aussi le Sida, le sang contaminé, les prothèses mammaires, le Médiator…et sur bien d’autres problèmes « ‘d’empoisonnements collectifs’ consécutifs à la recherche du profit. » Bien souvent cette indignation raisonnera jusque devant les tribunaux. « Bref, il y a sinon de la suspicion, du moins de l’inquiétude dans une société où le sentiment dominant est que pourtant tout pourrait aller mieux. »
Paul Cesbron, aborde également, avec beaucoup d’humanité, l’engagement des associations de personnes handicapées ou en perte d’autonomie qui luttent pour le respect de la dignité de la personne humaine y compris face à la mort et il s’appuiera sur toutes les connaissances d’un gynécologue obstétricien pour montrer avec force et conviction l’exemplarité du combat des mouvements féministes pour les progrès de l’égalité hommes-femmes et la reconnaissance des femmes à disposer de leur corps.
« La démocratie sanitaire est aujourd’hui une forme de mobilisation populaire qui peut et qui veut participer à l’élaboration des politiques de santé et pour certains à leur gestion » affirme l’auteur  qui prédit aux associations un rôle de plus en plus important, aux côtés des partis et syndicats ou seules. Mais attention, met-il également en garde, les pratiques de « lobbying » peuvent parfois polluer ou instrumentaliser ces mouvements de résistance. « C’est au mouvement associatif de construire ces propres outils et d’en assurer son indépendance. » Pour que ces associations puissent davantage peser auprès des instances gouvernementales et administratives  ne serait-il pas souhaitable qu’elles se rapprochent en créant une organisation nationale des Associations s’interroge l’auteur ? A quand l’organisation d’une Conférence Nationale des Associations citoyennes de la Santé ?  Les subventions nécessaires au fonctionnement de cet organisme pourraient être prélevées sur les milliards de dividendes distribués aux actionnaires des groupes pharmaceutiques. Et pourquoi ne pas créer des structures de base au niveau des départements et des régions, indépendantes des ARS ? « Car il va aussi falloir lutter et créer quotidiennement » contre les restrictions des dépenses que voudront imposer les ARS et « poursuivre le difficile travail d’unité avec les soignants et les syndicats…en respectant les diversités d’analyses et de rôles ». Autre suggestion : l’expérience des individus dans le mouvement associatif est d’une richesse incontestable de savoir, appelé  « savoir profane ». Pourquoi ne pas profiter davantage de leur témoignage et de leur connaissance pour aider à la formation des soignants ? On l’aura compris, ce livre milite pour une représentation des citoyens-usagers partout où les décisions se prennent, partout où leur présence peut-être utile à une meilleure prise en compte des besoins sanitaires. Une réflexion qui s’inscrit clairement dans une perspective d’émancipation humaine. Une autre bouffée d’oxygène !
Jacques Bénézit