Une bouffée d’oxygène…
L’exigence
de la démocratie sanitaire s’affirme désormais avec force. Hommes politiques,
professionnels de santé, médias ou « experts », tous (ou presque) y
vont de leur plume ou de leur « talent » oratoire pour nous en
expliquer leur conception : dans un contexte où l’économie est
« malade » la santé devrait se mettre à la « diète » et les
citoyens usagers ne devraient
réfléchir et débattre de ces questions que dans le cadre de la divine « réduction des dépenses ».
Dans ce climat idéologique, où tout est mis en œuvre pour nous convaincre qu’il
n’y a rien d’autre à faire que de subir, la publication du livre de Paul
Cesbron nous apporte une bouffée d’oxygène. Son choix de libérer les besoins
sanitaires et démocratiques des pressions exercées par des intérêts privés,
nous laisse entrevoir des pistes possibles de progrès et de développement
humain.
Tantôt en philosophe, parfois en historien mais toujours avec le regard du professionnel de santé l’auteur, nous retrace, depuis plus de 2000 ans, l’histoire d’une lente transformation du paysage démocratique et de l’aspiration à des pratiques médicales nouvelles. Un rapport évolutif, contradictoire, qui prend appui sur le développement des capacités humaines et des rapports sociaux.
En
pleine effervescence de la pensée grecque, Hippocrate en repoussant toute
sollicitation à la « bonté des dieux » a été le précurseur de la
médecine rationnelle. L’éthique qu’il a développée s’impose toujours dans la
pratique de la médecine. L’influence du christianisme et de son royaume du
« Dieu fait Roi » modifieront quelque peu la donne. L’étude se
concentre alors sur la théologie et la médecine savante se transforme en
« charité » et en compassion. La guérison de l’âme et la guérison de
la maladie doivent avancer d’un même pas. Au début de l’an 1000, avec Averroès,
Avicenne et les autres… les penseurs musulmans reprendront l’idée helléniste et
hippocratique que la souffrance est une réalité humaine, qu’il faut chercher à comprendre
en dehors de tous rapports avec les dieux ou les malédictions divines. Mais
l’influence de la religion n’est pas propice à cette avancée rationaliste.
L’esprit
des Lumières et de la Révolution bouleverseront ce paysage. Ainsi dans les
cahiers de doléances, le peuple exprime avec force tout l’intérêt qu’il porte à
la santé publique, associant très souvent dans ses plaintes les maltraitances
sociales et les maladies (formation des médecins, lieux d’accueil plus nombreux pour les
malades, les accouchements, les pauvres, les indigents, les malades mentaux y
sont évoqués…). En même temps les connaissances scientifiques progressent.
Lamarck parle de la transformation des espèces, Lavoisier a fait évoluer la
compréhension physio-chimique de la respiration, Galvani et Volta prouvent le
caractère électrique de l’activité nerveuse et neuromusculaire, grâce à la
pratique des autopsies la connaissance organique des maladies se précise... Le
combat de Xavier Bichat pour l’association de l’étude de la pratique et de la théorie
médicale aboutira à la création de trois écoles de santé. Ce quart de siècle (1789-1815),
« équivalant à plusieurs siècles », écrira Châteaubriant, apporte des
avancées notoires pour la santé publique. Au XIXe siècle
l’hygiénisme développé par Villermé montrera avec précision le lien entre
maltraitance du corps et dégradation de la vie sociale. La perception, que les
conditions de travail et de vie infligées aux peuples ouvriers sont pathogènes,
progresse malgré le poids de l’idéologie malthusienne de l’époque.
Les
dures conditions d’exploitation et la socialisation du travail contribueront à
la prise de conscience de l’existence d’intérêts communs et du nécessaire
développement de solidarités ouvrières. Dans ces combats, les médecins ne
semblent pas tous avoir pris la mesure de l’enjeu souligne le livre. Le Front
populaire et la Libération seront également de grands moments dans
l’amélioration de la santé publique. La mise en œuvre du programme du Conseil
National de la Résistance (CNR) notamment avec la création de la sécurité
sociale et l’élection d’un collège ouvrier et patronal au conseil
d’administration des caisses, apportera une avancée démocratique considérable.
Ainsi
la démocratie sanitaire est-elle l’expression d’une longue histoire de solidarité
et de luttes contre l’inégalité face à la souffrance et à la mort. Et ce combat
prend de l’ampleur au fur et à mesure que les possibilités de soigner et de
guérir grandissent.
Dans
la France des années 2000, les progrès de la médecine dus notamment au
développement du numérique et de l’informatique ont considérablement fait
progresser les connaissances biologiques et médicales, et les capacités à
soigner. Le scanner, l’IRM, l’échographie… autant d’instruments radiologiques
qui visionnent avec précision l’intérieur du corps humain. La chirurgie et la
micro chirurgie avancent chaque jour dans leur capacité à réaliser des prouesses…
Et pourtant de plus en plus de personnes sont aujourd’hui contraintes de
renoncer aux soins faute de moyens financiers ; des hôpitaux, soumis à loi
Bachelot, HPST, se regroupent, réduisent le temps d’hospitalisation, ferment
des lits ou licencient du personnel soignant, pour s’adapter aux critères de
rentabilité ; Il manque de médecins... Les inégalités sanitaires se
creusent. Pourtant les ministres, les directeurs d’Agence Régionale de Santé,
les « experts» en tout genre, ne cessent de nous convaincre que nous dépensons
trop pour notre santé. Alors que de l’autre côté de la barrière sociale les
dividendes versés aux mastodontes du CAC 40 ne cessent de croitre et que leur
part de cotisation sociale est en constante diminution.
La
démocratie sanitaire dit l’auteur exige de rétablir ce qui existait à l’origine
de la sécurité sociale : le versement des cotisations patronales et salariales
directement liés aux richesses produites pour assurer la totalité des dépenses
de santé. Paul Cesbron reprend à son compte l’argument de Frédéric Pierru selon
lequel « il n’y a de déficit de la
sécurité sociale qu’en raison de l’insuffisance des recettes. »
Les
citoyens-usagers, selon la formule employée par l’auteur, ont raison d’être
insatisfait et de l’exprimer, « la
fonction première de la démocratie (c’est) sa force critique en l’absence de
laquelle il ne peut y avoir de progrès. » C’est pour freiner toute
contestation que la bataille idéologique tente d’entretenir le fatalisme. Son
objectif : casser le droit à l’accessibilité aux soins et faire de la
santé une marchandise comme une autre. Le citoyen deviendrait alors un simple
consommateur des services médicaux avec un reste à charge de plus en plus
important et l’obligation de recourir aux assurances privées pour une aide
éventuelle.
L’expérience
a montré que la santé de chacun dépendait de la mobilisation de tous et qu’en
ce domaine, comme dans d’autres d’ailleurs, la délégation de pouvoir n’était la
bonne solution.
« La France…a un très grand nombre de partis
politiques, de syndicats et d’organisations diverses dont la forme la plus
récente est associative… (les associations) ont le plus souvent au sujet de la
santé une origine liée à des injustices sociales qui ont créé directement, ou
non, de la souffrance. » C’est dans ces circonstances que se sont
créés des regroupements pour la défense des mineurs, pour les salariés
utilisant de matières dangereuses (amiante, plomb uranium), contre les
mauvaises conditions de travail (du management, le harcèlement, la souffrance…),
pour les malades atteints d’Alzheimer ou de Parkinson. Très faible jusqu’au XIXe
siècle ces associations de défense des citoyens-usagers n’ont cessé de se
développer sur des sujets aussi divers que les accidents ou l’erreurs
thérapeutiques, les infections nosocomiales, mais aussi le Sida, le sang
contaminé, les prothèses mammaires, le Médiator…et sur bien d’autres problèmes « ‘d’empoisonnements collectifs’ consécutifs à
la recherche du profit. » Bien souvent cette indignation raisonnera
jusque devant les tribunaux. « Bref,
il y a sinon de la suspicion, du moins de l’inquiétude dans une société où le
sentiment dominant est que pourtant tout pourrait aller mieux. »
Paul
Cesbron, aborde également, avec beaucoup d’humanité, l’engagement des
associations de personnes handicapées ou en perte d’autonomie qui luttent pour
le respect de la dignité de la personne humaine y compris face à la mort et il s’appuiera
sur toutes les connaissances d’un gynécologue obstétricien pour montrer avec
force et conviction l’exemplarité du combat des mouvements féministes pour les
progrès de l’égalité hommes-femmes et la reconnaissance des femmes à disposer
de leur corps.
« La démocratie sanitaire est aujourd’hui une
forme de mobilisation populaire qui peut et qui veut participer à l’élaboration
des politiques de santé et pour certains à leur gestion » affirme l’auteur
qui prédit aux associations un
rôle de plus en plus important, aux côtés des partis et syndicats ou seules.
Mais attention, met-il également en garde, les pratiques de
« lobbying » peuvent parfois polluer ou instrumentaliser ces
mouvements de résistance. « C’est au
mouvement associatif de construire ces propres outils et d’en assurer son
indépendance. » Pour que ces associations puissent davantage peser
auprès des instances gouvernementales et administratives ne serait-il pas souhaitable qu’elles se
rapprochent en créant une organisation nationale des Associations s’interroge
l’auteur ? A quand l’organisation d’une Conférence Nationale des
Associations citoyennes de la Santé ? Les subventions nécessaires au fonctionnement de cet
organisme pourraient être prélevées sur les milliards de dividendes distribués
aux actionnaires des groupes pharmaceutiques. Et pourquoi ne pas créer des
structures de base au niveau des départements et des régions, indépendantes des
ARS ? « Car il va aussi falloir
lutter et créer quotidiennement » contre les restrictions des dépenses
que voudront imposer les ARS et « poursuivre
le difficile travail d’unité avec les soignants et les syndicats…en respectant
les diversités d’analyses et de rôles ». Autre suggestion : l’expérience des individus dans le
mouvement associatif est d’une richesse incontestable de savoir, appelé
« savoir profane ». Pourquoi
ne pas profiter davantage de leur témoignage et de leur connaissance pour aider
à la formation des soignants ? On l’aura compris, ce livre milite pour une
représentation des citoyens-usagers partout où les décisions se prennent,
partout où leur présence peut-être utile à une meilleure prise en compte des
besoins sanitaires. Une réflexion qui s’inscrit clairement dans une perspective
d’émancipation humaine. Une autre bouffée d’oxygène !
Jacques Bénézit