Roselyne Bachelot est
entrée dans l’histoire en 2009 pour sa gestion de la grippe et pour avoir créé ses
fameux vaccinodromes. Le projet de consultodrome de l’Hôtel-Dieu
hissera-t-il Marisol Touraine et Claude Evin au niveau de notoriété de Roselyne
Bachelot ? Telle est la question que nous nous proposons de discuter.
1 - Médecins de ville et urgentistes : différents et complémentaires
Les urgentistes disposent d’une forte notoriété au sein de
la population, ils sont légitimement fiers du travail qu’ils accomplissent, ils
commencent à être mieux reconnus au sein de la communauté médicale
hospitalière, ils sont devenus des
spécialistes à part entière, exerçant une spécialité distincte de la médecine
générale, les caractéristiques de leur patientelle font l'objet de travaux
périodiques (Journée d'enquête nationalesur les structures des urgences hospitalières du 11 juin 2013, DRESS 2013)
Ils prennent en charge des urgences, parfois vitales, et organisent l’entrée
dans le circuit hospitalier. Ils contribuent à rassurer des patients venus à
l’hôpital avec la crainte, infondée a posteriori, d’avoir quelque chose de
grave. Ils sont salariés et disposent depuis Jack Ralite d’un statut de
praticien hospitalier convenable.
Les généralistes sont eux aussi
désormais des spécialistes. La médecine de premier recours, celle qu’ils
exercent, a été reconnue par la Loi.
Ils ont réussi à se doter d’un collège qui représente leur discipline. Ils voient leur métier profondément
évoluer. Avec ce qu’il est convenu d’appeler la transition épidémiologique ils consacrent la majorité de
leur action à la prise en charge des patients porteurs de maladies chroniques.
La notion de médecin traitant s’applique à eux au premier chef. Leur profession
a été profondément remaniée par deux évolutions sociologiques : la
féminisation, et les nouveaux arbitrages entre vie personnelle et vie
professionnelle. Les généralistes sont désormais
confrontés au décalage croissant entre leurs besoins professionnels et
l’archaïsme des conditions d’exercice. L’exercice isolé selon un mode dit
libéral, ainsi que la rémunération essentiellement à l’acte, forment des
obstacles sur le chemin des évolutions en cours.
Spécialités différentes, soins
de premier recours d'un côté, parfois imprévus, urgences perçues, parfois
vitales, de l'autre, généralistes et urgentistes exercent des métiers
différents et prennent en charge des populations différentes par la prévalence
des pathologies rencontrées. Ils inscrivent leur action, comme on va le voir,
dans des cadres distincts et bien définis.
2 – Du médecin de garde à la permanence des soins ambulatoires (PDSA)
La représentation mentale du
métier de généraliste chez ses membres comme auprès de la plupart des
institutions de la santé ou des patients
reste pour l’essentiel fondée sur un modèle en voie d’extinction, le
médecin de sexe masculin dont l’épouse répond au téléphone, exerçant seul du
lundi au samedi, assurant les urgences à domicile au sein d’un tour de garde ancêtre de la permanence
des soins ambulatoire (PDSA). On se gardera bien ici de reprocher aux
généralistes leur réticence à entrer dans la modernité, lorsque celle ci prend
la forme de réseaux de soins assurantiels,
de démarches qualité normatives et autres organisations inefficaces voir La revanche du rameur, Dominique Dupagne, Michel Lafond éd., février 2012).
Année après année les rapports
s’accumulent, les réformes se succèdent, et la médecine de ville, malgré tous
ses efforts, réduit son influence dans le domaine de la permanence des soins (voir
Permanences des soins et système
des urgences médicales en France, Patrice Blemont, Christian Favier, Collection
les indispensables, Berger-Levrault éditeur, 2012).
A Paris un appel au centre 15 pour un
souci sérieux se solde souvent par l’envoi d’une ambulance, rouge ou blanche,
quand on se satisfaisait, il y a encore quelques décennies, de voir arriver
dans l’heure un médecin de ville. Les services d’urgences accueillent de plus
en plus de patients, pour la plus grande satisfaction des gestionnaires
hospitaliers qui engrangent toujours plus d’actes. Il est un fait bien établi :
les médecins de premier recours sont de moins en moins confrontés aux urgences
vitales,
tandis que la fréquentation des urgences hospitalières s’accroit régulièrement.
Les explications de cette évolution sont multiples. Elles tiennent probablement à l'élévation du niveau
d'exigence de la population, mais aussi à la disponibilité des services
d’urgences, à l’accessibilité financière, et à la compétence perçue. Ajoutons
que malgré leur bonne volonté, les maisons médicales de garde, dont on
attendait qu'elles freinent le phénomène, ont eu un impact mitigé sur le nombre
de passage aux urgences, y compris lorsqu'elles sont hébergées au sein d'un
hôpital.
3 - Le réalisme de l'ARS Ile-de-France en matière d'urgences et de soins non programmés
L'Agence Régionale de Santé
d'Ile de France distingue clairement structures d'urgences des adultes ou des
enfants et organisation des soins non programmés. Le volet hospitalier du
schéma régional d'organisation des soins (SROS) envisage notamment à Paris une
stabilité du nombre des structures des urgences adultes,
tandis qu'une valorisation de la PDSA est envisagée par le volet ambulatoire.
La réponse aux demandes de
soins non programmés est en effet peu lisible par les usagers. Elle est très
variable selon le lieu et l’heure de formulation de la demande. Selon les
circonstances, la permanence sera assurée (ou non) par une maison médicale de
garde, un service d’aide médicale initiale jusqu’à minuit, une antenne de SOS
médecins ou des services analogues. Elle sera régulée ou pas. Un médecin exerçant en station de sports d’hiver devra être prêt à gérer des situations aigües, en lien avec le SAMU, lorsque
les conditions météo interdisent tout transport terrestre ou aérien, un médecin
de centre de santé de Guyane sera confronté à des accouchements, tandis que son
homologue parisien exercera exclusivement en consultation au cabinet, aux
heures ouvrables.
Les missions respectives de la
PDSA et des services d'urgence sont donc clairement distinctes. Elles sont
assurées par des professionnels aux qualifications différentes. Lorsque la PDSA
élargit ses attributions vers la prise en charge des urgences vitales, c'est
dans un cadre bien défini, habituellement marqué par l'isolement
géographique. Donc rien à voir avec la
situation du centre de la ville capitale.
4 - Le projet de nouvel Hôtel-Dieu, le consultodrome
Un mot sur la situation
sanitaire dans la capitale. Le constat n’est pas discuté : l’offre de soins de
ville à Paris est insuffisante, les perspectives démographiques médicales sont
sombres, l’articulation avec l’hôpital indigente. Conséquences pour la
population : impossibilité d’accéder à certains soins aux tarifs de la sécurité
sociale, creusement des inégalités sociales de santé, circuits de soins
erratiques, omissions d’informations médicales utiles à la bonne prise en
charge des patients. Au mieux des désagréments et du gaspillage de moyens aux
frais de l’assurance maladie, au pire des pertes de chance et des « évènements indésirables, » comme il est convenu de dire en
langage déshumanisé.
C’est dans ce contexte que
l’AP-HP décide de fermer les urgences de l’Hôtel-Dieu, très fréquentées et
irréprochables à tous points de vue, médical, technique ou organisationnel.
L’AP-HP ferme l’une des activités piliers de l’hôpital public l’accueil des
urgences. Ce faisant, elle reporte sur d’autres services d’urgences parisiens
l’importante activité des urgences de l’hôtel Dieu. En contre partie, elle
annonce l’ouverture d’une consultation médicale ouverte 24 heures sur 24. Cette
consultation ne serait pas dédiée à l’accueil d'urgences. Elle relèverait selon l’AP-HP de la "permanence de soins
ambulatoires" Elle consisterait en « une présence médicale tous les jours, toute
la journée et toute la nuit, » sous forme de « consultations sans rendez-vous de médecine
générale avec une garde médicale de nuit. Ces activités sont assurées par des médecins ayant une expérience des
urgences et des médecins généralistes»
La promesse est sans ambigüité,
il s’agit de proposer « un accès
rapide et modernisé aux soins, 24h/24, 7j/7 au tarif de la sécurité socialeid. ».
L'initiative est présentée par ses promoteurs comme particulièrement innovante.
Innovant, c'est le terme qui convient puisqu'il s'agirait de confier à l'AP-HP,
c'est à dire à l'hôpital, l'organisation de la PDSA, responsabilité historique
de la médecine de ville, avec la participation de libéraux volontaires. Sans
préjuger du bien fondé éventuel d'une telle rupture conceptuelle, on peut se
demander si ses promoteurs en ont mesuré toutes les conséquences. Le SROS lui
même, pourtant issu d'une très large concertation associant tous les acteurs,
toutes les expertises et toutes les bonnes volontés n'a pas envisagé un tel cas
de figure, tant dans son volet ambulatoire que dans son volet hospitalier.
5 - Un échec annoncé
Il n’entre pas dans notre
domaine de compétence de livrer une quelconque prédiction sur le devenir de la
prestation imaginée par l’AP-HP. Il est cependant de notre devoir d’attirer
l’attention sur quelques questions fondamentales soulevées par le concept, et
d’identifier les effets pervers les plus prévisibles, y compris collatéraux.
• Le risque de perte de chance
Le premier risque, le plus
immédiatement apparent, est celui de la perte de chance pour des patients
relevant de l’urgence médicale qui se présentent par erreur dans ce lieu de
consultation. Ce risque est de même nature que celui du patient qui se rend au
cabinet de son médecin ou dans un centre de santé. Il faut réorienter le
patient, si besoin en faisant appel à un transport médicalisé. Se pose
évidemment la question du délai nécessaire à l’identification du caractère
urgent de la demande notamment en cas d’affluence. Un tri médicalisé gèrerait
ce risque, mais alors le service commencerait à s'apparenter à un véritable
service d’urgence.
Ce risque est évidemment
significatif pour toute structure offrant des soins dans un cadre organisé. On
peut penser que l’affichage d’une ouverture 24/24 et 7/7 accroit le risque de
confusion avec un véritable service d’urgences hospitalier, surtout si ce
service est hébergé dans un prestigieux hôpital. A beaucoup promettre on
s’expose à générer des attentes infondées et des prestations inadaptées.
• Une belle vitrine, mais un magasin vide
Seconde difficulté, elle tient
à la nature des examens complémentaires disponibles dans le cadre de cette
permanence de soins ambulatoires. L’imagerie et la biologie ont en effet
profondément modifié la performance d’une médecine qui s’exerce de moins en
moins à mains nues. Encore faut-il que ces examens complémentaires soient
disponibles dans un délai compatible avec l’état de santé des patients. A
défaut, une fois encore, le patient serait exposé à une perte de chance. On
nous répondra peut-être que tous les examens seront disponibles 24/24 et 7/7,
imagerie plane ou en coupe, ultrasons, biologie médicale. Mais alors on se
rapprocherait à nouveau d’un service d’urgences hospitalier.
• l’aspirateur à consultations
Le troisième risque serait de
constituer un aspirateur à consultants, déséquilibrant
le déjà fragile dispositif de soins de premier recours parisien. Du point de
vue des exigences de la médecine de parcours, avec le médecin traitant comme
pivot, c’est probablement le péril le plus sérieux, impactant négativement la
santé publique. Dans notre pays, un des enjeux est en effet de mieux aider les
patients à se repérer dans le système de soins pour être mieux pris en charge.
A bon droit, l'axe numéro 5 du SROS ambulatoire préconise de "développer la transversalité et
favoriser la fluidité du parcours de soins"
A la clé, on attend une diminution des recours multiples, répétitifs et
parcellaires, au profit de prises en charge qui s’inscrivent dans la durée, à
travers toutes les composantes, éducatives, thérapeutiques et préventives,
d’une bonne démarche médicale.
Si l’on se place du point de
vue d’un patient confronté à un besoin ressenti, présumé peu grave, pourquoi
devrait il attendre le lendemain matin, voire prendre un rendez-vous ou même
attendre en salle d’attente si on lui offre à l’Hôpital Universitaire de Santé Publique une consultation
immédiate « au tarif de la sécurité
sociale » donc gratuit s’il est bénéficiaire de la CMU, d’une
exonération au titre d’une Affection de Longue Durée (100 %), ou encore d’une
assurance maladie complémentaire ?
Et tant pis pour le travail des
professionnels et des équipes qui s'efforcent d'éduquer les patients au bon
usage des soins.
• la dérive vers une fast-médecine
Quand bien même ce phénomène
d’attraction inappropriée ne toucherait qu’une minorité de la population
exposée, il ne manquerait pas d’être préoccupant. Du point de vue sanitaire
comme du point de vue des dépenses de l’assurance maladie. On ne peut
s’empêcher de redouter dans le projet de consultation médicale ouverte 24/24 et
7/7 une dérive vers une forme de médecine de consommation rapide, une
fast-médecine comme il existe des fast-food, pas forcément nuisibles au cas par
cas, mais dont le bilan sanitaire final restera globalement négatif.
• une évaluation biaisée
Conscients des insuffisances de
leur projet, les promoteurs se défendent parfois en expliquant qu’il ne s’agit
que d’un projet expérimental et que c’est leur faire un procès d’intention que
de les critiquer avant qu’ils ne lui aient donné toute son ampleur. Si
d’aventure l’expérience n’était pas concluante, veulent-ils croire, il y serait
mis un terme. Mais que sait on des critères sur lesquelles l’expérience serait
évaluée ? Dans un système de santé au sein duquel les économistes nous
enseignent que l’offre crée le besoin,
un éventuel succès de fréquentation n’influencerait-il pas le jugement dans un
sens écrit par avance? Quel gestionnaire serait assez altruiste pour mettre un
terme à une activité qui s’avèrerait rentable à court terme, au motif qu’elle
le serait aux dépends de l’assurance maladie et au prix d’un médiocre rapport
coût-bénéfice ? La mutualité française a récemment montré toute l'actualité de
ce risque.
6 - Des effets collatéraux inattendus : un risque de déstabilisation des soins ambulatoires au niveau régional, voire national
Si l’on veut bien retenir avec
nous l’hypothèse que le pari des promoteurs est gagnant à tout coup et que
l’expérience sera donc jugée positive, il restera alors à passer à la phase suivante,
la généralisation. Il serait en effet injuste de priver le reste de la
population parisienne des bienfaits d’un tel dispositif. Tout comme il serait
injuste d’en priver le reste de l’Ile de France et pour tout dire l’ensemble du
territoire national. Nous n'insisterons pas.
On voit ainsi que derrière ce
dossier qui pouvait apparaître comme très local, voire opportuniste, destiné à
habiller une décision de restructuration hospitalière dictée par d’autres
impératifs, se dissimulent des
enjeux significatifs pour l’organisation nationale des soins de ville.
Reconnaissons aux auteurs de la
proposition de consultation 24/24 et 7/7 un mérite, celui d'avoir soulevé à
leur manière, fautive selon nous, la question de la disponibilité et de la
lisibilité de l'offre de soins non programmée. Mais cette question générale, au
demeurant bien identifiée par la population, par les acteurs du premier recours
et par l'ARS Ile de France mérite un débat public, posé et réfléchi, inscrit
dans un cadre territorial bien défini,
avec la participation de toutes les parties prenantes.
7 – A chacun son métier
Permanence des soins de ville et urgences
hospitalières, il appartient désormais à Marisol Touraine et à Claude Evin de
faire prévaloir l’intérêt général sur les quelques intérêts particuliers
soutenus jusqu’ici par l’AP-HP.
Une AP-HP qui prétend se
mêler de médecine générale, un métier qui n’est pas le sien, alors qu’elle a
tant à faire.