mercredi 22 février 2017

Que sont les mutuelles devenues ?


Le débat public, initié par François Fillon, sur les rôles respectifs de la Sécurité sociale et des « complémentaires santé », la première devant prendre en charge les affections graves et de longue durée, les secondes les affections courantes, a eu le grand mérite de poser une question cruciale : les mutuelles peuvent-elles, sans conséquence pour les valeurs d’égalité et de solidarité en santé, prendre le relais de l’assurance maladie publique ? De fait, la notion de « complémentaire santé » fait souvent l’objet de flous et de malentendus, qu’il convient de dissiper : veut-on préserver les principes de solidarité ou, au contraire, veut-on aller vers l’individualisation croissante de la protection maladie ?  

L’intervention de deux types de financeurs – la « Sécu » et les « complémentaires » – pour un même soin est une originalité française. Une originalité coûteuse, puisqu’elle génère des doublons en matière de frais de gestion. Initialement, la Sécu avait pour objectif de rembourser les soins à hauteur de 80%, les complémentaires couvrant les 20% restant.


Le monde des « complémentaires » recouvre trois types d’opérateurs historiques. Le premier d’entre eux, sont les mutuelles, organismes à but non lucratif dont les valeurs fondatrices sont : la solidarité (tarification en fonction des revenus), la proximité (historiquement, les mutuelles sont des acteurs de petite taille), la démocratie (un mutualiste = une voix). Les mutuelles couvraient et couvrent encore essentiellement les individus. Viennent ensuite, les Institutions de prévoyance (IP) qui sont aussi des organismes à but non lucratif mais cette fois gérés de façon strictement paritaire par les syndicats et le patronat. Chaque grande confédération syndicale dispose de son IP. A l’origine centrées sur les retraites complémentaires, les IP ont diversifié leurs activités pour y inclure les « complémentaires santé de groupe ou d’entreprise », marché dont ils sont les acteurs quasi-hégémoniques. Enfin, les assureurs, acteurs à but lucratif, sont entre les deux mondes de la mutualité (contrats individuels) et des IP (contrats de groupe).

Depuis les années 1990, le marché de la complémentaire ne cesse de s’étendre et les différences historiques entre ses opérateurs se brouillent. Il s’étend à mesure que les pouvoirs publics favorisent le désengagement de la Sécurité sociale du financement des soins courants. Surtout, l’aiguisement de la concurrence tend à abattre les frontières entre catégories d’opérateurs. Ainsi, les assureurs se sont parfois emparés du label « mutuelle ». La Mutualité a, de son côté, décidé et de son plein gré de jouer le jeu de la concurrence avec les assureurs en se plaçant au début des années 1990 sous les directives assurance européennes. Elle espérait tailler des croupières aux assureurs. Pari perdu. Les assureurs sont désormais les acteurs les plus agressifs et dynamiques du marché des complémentaires-santé. Enfin, les Institutions de prévoyance (IP) ont cherché à augmenter leurs parts de marché, les confédérations syndicales soutenant  ou se faisant une raison du récent accord national interprofessionnel (ANI) de 2013 généralisant les complémentaires-santé d’entreprise. On assiste aussi à un rapprochement des grands groupes mutualistes avec les IP. Et on voit des banques créer leur complémentaire santé.

Se développe donc depuis une vingtaine d’années un véritable marché de l’assurance maladie dite « complémentaire » en France. Pour comprendre et anticiper son évolution, il convient d’avoir en tête quatre lois d’airain :

Loi n°1. Sur un marché concurrentiel d’assurance maladie, les mauvaises pratiques chassent les bonnes : tarification au risque plutôt qu’aux revenus, sélection des risques, segmentation des contrats. Quelles que soient les valeurs et la sincérité des opérateurs mutualistes, la concurrence fonctionne comme un engrenage qui « sort » du marché tous ceux qui se refusent à adopter les pratiques assurantielles. Une étude récente du service statistique du ministère de la Santémontre ainsi que la solidarité ne cesse de reculer dans les contratsindividuels en France. Les pratiques et identité mutualistes ne résistent pas à la dure loi de la concurrence. Le label « mutuelle » devient une simple image de marque qui a de moins en moins de rapport avec les pratiques observables.

Loi n° 2. Un marché concurrentiel tend à la concentration. Ainsi, le marché de la complémentaire santé connaît une concentration accélérée depuis 15 ans. Les frontières se brouillent entre catégories d’opérateurs. Des grands groupes mutualistes cherchent ainsi à s’associer avec des Institutions de prévoyance. Ce pouvoir de marché a tendance à se transformer en pouvoir politique afin de sécuriser sinon d’amplifier sa rente par des campagnes de lobbying auprès des décideurs et élus politiques, des campagnes d’opinion coûteuses, etc. De plus, à l’encontre de l’affirmation selon laquelle le marché de l’assurance maladie privée serait compatible avec les valeurs d’égalité et de solidarité à condition de le « réguler », il n’existe à ce jour aucune expérience concluante de marché « régulé » en matière d’assurance maladie.

Loi n° 3. Dès lors que les acteurs de marché ont atteint une taille critique aux dépens de l’assurance maladie publique, il devient politiquement impossible de revenir en arrière. Autrement dit, le marché produit des irréversibilités en se transformant en pouvoir politique. Par exemple, aux Etats-Unis, toutes les tentatives d’instaurer une sécurité sociale à l’européenne ont échoué face à la mobilisation politique des assureurs, de l’industrie du « managed care » (gestion des soins) et de l’American Medical Association qui ont déversé des millions de dollars en lobbying pour empêcher toute proposition de réforme universelle et publique de passer. Même le Président Obama a du couler son « Obamacare » dans le marché de l’assurance maladie privée.  

Loi n° 4. Un système public d’assurance maladie remboursant uniquement les soins des plus malades et des plus pauvres devient rapidement un système public pauvre et malade. On comprend aisément pourquoi : tôt ou tard, celles et ceux qui financent le système – en général les actifs bien portants pas ou peu malades – tendent à se désolidariser d’un dispositif qui ne rembourse pas leurs soins. En effet, seuls les 15% de personnes qui consomment 70% des dépenses de soins ou les plus démunis voient leurs soins pris en charge par l’assurance maladie publique. C’est la raison pour laquelle toute proposition de franchise ou de « bouclier sanitaire », en rompant avec le principe d’universalité, finit tôt ou tard par fragiliser l’assise politique de l’assurance maladie publique.

De ces quelques constats émerge un constat incontournable : la « Mutualité » est désormais le faux-nez du déploiement de la logique assurantielle dans le système de santé français. Il ne s’agit pas ici de remettre en cause les valeurs et la sincérité des dirigeants mutualistes, lesquelles sont réelles. Mais l’engrenage de la concurrence les condamne à la défaite. Pour les assurés sociaux attachés aux principes de solidarité, la seule option possible est celle de la reconquête de la Sécurité sociale.
                         

André Grimaldi professeur émérite, CHU Pitié Salpêtrière.
Frédéric Pierru sociologue, chercheur au CNRS.