Le
débat public, initié par François Fillon, sur les rôles respectifs de la Sécurité
sociale et des « complémentaires santé », la première devant prendre
en charge les affections graves et de longue durée, les secondes les affections
courantes, a eu le grand mérite de poser une question cruciale : les
mutuelles peuvent-elles, sans conséquence pour les valeurs d’égalité et de
solidarité en santé, prendre le relais de l’assurance maladie publique ? De
fait, la notion de « complémentaire santé » fait souvent l’objet de flous
et de malentendus, qu’il convient de dissiper : veut-on préserver les
principes de solidarité ou, au contraire, veut-on aller vers l’individualisation
croissante de la protection maladie ?
L’intervention
de deux types de financeurs – la « Sécu » et les « complémentaires »
– pour un même soin est une originalité française. Une originalité coûteuse,
puisqu’elle génère des doublons en matière de frais de gestion. Initialement, la Sécu avait pour objectif de
rembourser les soins à hauteur de 80%, les complémentaires couvrant les 20%
restant.
Le
monde des « complémentaires » recouvre trois types d’opérateurs historiques. Le premier d’entre eux, sont
les mutuelles, organismes à but non
lucratif dont les valeurs fondatrices sont : la solidarité (tarification
en fonction des revenus), la proximité (historiquement, les mutuelles sont des
acteurs de petite taille), la démocratie (un mutualiste = une voix). Les
mutuelles couvraient et couvrent encore essentiellement les individus. Viennent
ensuite, les Institutions de prévoyance
(IP) qui sont aussi des organismes à but non lucratif mais cette fois gérés de
façon strictement paritaire par les syndicats et le patronat. Chaque grande
confédération syndicale dispose de son IP. A l’origine centrées sur les
retraites complémentaires, les IP ont diversifié leurs activités pour y inclure
les « complémentaires santé de groupe ou d’entreprise », marché dont
ils sont les acteurs quasi-hégémoniques. Enfin, les assureurs, acteurs à but lucratif, sont entre les deux mondes de la
mutualité (contrats individuels) et des IP (contrats de groupe).
Depuis les années 1990, le
marché de la complémentaire ne cesse de s’étendre et les différences historiques
entre ses opérateurs se brouillent.
Il s’étend à mesure que les pouvoirs publics favorisent le désengagement de la
Sécurité sociale du financement des soins courants. Surtout, l’aiguisement de
la concurrence tend à abattre les frontières entre catégories d’opérateurs.
Ainsi, les assureurs se sont parfois
emparés du label « mutuelle ». La
Mutualité a, de son côté, décidé et de
son plein gré de jouer le jeu de la concurrence avec les assureurs en se
plaçant au début des années 1990 sous les directives assurance européennes. Elle
espérait tailler des croupières aux assureurs. Pari perdu. Les assureurs sont désormais
les acteurs les plus agressifs et dynamiques du marché des complémentaires-santé.
Enfin, les Institutions de prévoyance
(IP) ont cherché à augmenter leurs parts de marché, les confédérations
syndicales soutenant ou se faisant
une raison du récent accord national interprofessionnel (ANI) de 2013 généralisant
les complémentaires-santé d’entreprise. On assiste aussi à un rapprochement des
grands groupes mutualistes avec les IP. Et on voit des banques créer leur complémentaire
santé.
Se
développe donc depuis une vingtaine d’années un véritable marché de l’assurance
maladie dite « complémentaire » en France. Pour comprendre et anticiper
son évolution, il convient d’avoir en tête quatre lois d’airain :
Loi n°1. Sur un marché
concurrentiel d’assurance maladie, les mauvaises pratiques chassent les bonnes : tarification au risque plutôt qu’aux
revenus, sélection des risques, segmentation des contrats. Quelles que soient
les valeurs et la sincérité des opérateurs mutualistes, la concurrence
fonctionne comme un engrenage qui « sort » du marché tous ceux qui se
refusent à adopter les pratiques assurantielles. Une étude récente du service statistique du ministère de la Santémontre ainsi que la solidarité ne cesse de reculer dans les contratsindividuels en France.
Les pratiques et identité mutualistes ne
résistent pas à la dure loi de la concurrence. Le label « mutuelle »
devient une simple image de marque qui a de moins en moins de rapport avec les
pratiques observables.
Loi n° 2. Un marché concurrentiel
tend à la concentration.
Ainsi, le marché de la complémentaire santé connaît une concentration accélérée
depuis 15 ans. Les frontières se brouillent entre catégories d’opérateurs. Des
grands groupes mutualistes cherchent ainsi à s’associer avec des Institutions
de prévoyance. Ce pouvoir de marché a
tendance à se transformer en pouvoir politique afin de sécuriser sinon d’amplifier
sa rente par des campagnes de lobbying auprès des décideurs et élus politiques,
des campagnes d’opinion coûteuses, etc. De plus, à l’encontre de l’affirmation selon
laquelle le marché de l’assurance maladie privée serait compatible avec les
valeurs d’égalité et de solidarité à condition de le « réguler », il
n’existe à ce jour aucune expérience concluante de marché « régulé »
en matière d’assurance maladie.
Loi n° 3. Dès
lors que les acteurs de marché ont atteint une taille critique aux dépens de l’assurance
maladie publique, il devient politiquement impossible de revenir en arrière.
Autrement dit, le marché produit des irréversibilités en se transformant en
pouvoir politique. Par exemple, aux Etats-Unis, toutes les tentatives d’instaurer
une sécurité sociale à l’européenne ont échoué face à la mobilisation politique
des assureurs, de l’industrie du « managed
care » (gestion des soins) et de l’American
Medical Association qui ont déversé des millions de dollars en lobbying
pour empêcher toute proposition de réforme universelle et publique de passer. Même
le Président Obama a du couler son « Obamacare » dans le marché de l’assurance
maladie privée.
Loi n° 4. Un système public
d’assurance maladie remboursant uniquement les soins des plus malades et des
plus pauvres devient rapidement un système public pauvre et malade. On comprend aisément pourquoi : tôt
ou tard, celles et ceux qui financent le système – en général les actifs bien
portants pas ou peu malades – tendent à se désolidariser d’un dispositif qui ne
rembourse pas leurs soins. En effet, seuls les 15% de personnes qui consomment
70% des dépenses de soins ou les plus démunis voient leurs soins pris en charge
par l’assurance maladie publique. C’est la raison pour laquelle toute
proposition de franchise ou de « bouclier sanitaire », en rompant
avec le principe d’universalité, finit tôt ou tard par fragiliser l’assise
politique de l’assurance maladie publique.
De
ces quelques constats émerge un constat incontournable : la « Mutualité »
est désormais le faux-nez du déploiement de la logique assurantielle dans le
système de santé français. Il ne s’agit pas ici de remettre en cause les
valeurs et la sincérité des dirigeants mutualistes, lesquelles
sont réelles. Mais l’engrenage de la concurrence les condamne à la défaite.
Pour les assurés sociaux attachés aux principes de solidarité, la seule option
possible est celle de la reconquête de la Sécurité sociale.
André
Grimaldi professeur émérite, CHU Pitié Salpêtrière.
Frédéric
Pierru sociologue, chercheur au CNRS.