Dans un monde où l’hôte de caisse
est remplacée par une machine « self scanning », où l’ouvrier
manutentionnaire est dirigé par une commande vocale robotisée, où le
téléopérateur et le secrétariat d’accueil sont remplacés par du
«neuromarketing » et des « e-secrétaires », où les
« e-soldats » se substituent aux armées et seront très prochainement
commandés par des interfaces « cerveau-machine », où les
« e-traders » provoquent des mini krachs boursiers dans un intervalle
de temps de l’ordre du millionième de seconde, quelle place va être donnée à
l’être humain dans cette société qui se déshumanise ?
Sous couvert de la modernisation
du monde médical, la « e-santé » et notamment la « télémédecine »
serait en passe de remédier aux dramatiques déficits de professionnels de santé
dans les déserts médicaux. Cela n’est pas sans rappeler « la médecine pour
tous » promis il y a encore quelques années. En réalité, la
« e-médecine », télémédecine en tête, risque de devenir un élément
supplémentaire favorisant les inégalités sociales. En effet, l’arbre décisionnel
algorithmique ne pourra jamais prendre en considération les dimensions,
psychologiques, philosophiques des êtres humains souffrant de maladies déstructurantes
socialement.
Le clivage entre les « pro et
« anti télémédecine », les « pro et anti e-santé » est
stérile. Il masque le véritable enjeu des années à venir : l’effondrement
de la démographie médicale, dont l’origine prend sa source dans l’absence
d’anticipation du départ à la retraite du papyboom.
La kinésithérapie n’est pas
épargnée par le sujet. Sa population, déjà peu importante dans les déserts
médicaux et dans les centres de santé municipaux, est extrêmement impactée.
Pour les municipalités, dont les capacités financières diminuent d’année en
année, la tentation est grande de supprimer des services de kinésithérapie,
souvent coûteux, et dont la moitié des effectifs vient de partir à la retraite.
Dans ces conditions, et face à de
jeunes kinésithérapeutes, pratiquant de plus en plus souvent des tarifs
déconventionnés, des surfacturations à l’acte pour des raisons
d’hyperspécialisations, ainsi que malheureusement des prises en charge multiples
à la séance, dans des territoires sur-dotés ; le pouvoir d’attractivité
des centres de santé municipaux est mis à mal avec des propositions salariales
basées sur la grille des rééducateurs territoriaux, alors que le recrutement en
emploi permanent de l’agent contractuel de la fonction publique territoriale,
en l’absence de cadre d’emplois, est extrêmement attractif.
Dans un contexte européen de
coupes budgétaires, le « virage ambulatoire », porté par les
différents ministres successifs depuis 2007, devait et doit s’articuler autour
de l’axe « hôpital-ville ». Mais voilà, cette articulation peut-elle
être efficiente en l’absence d’acteurs de santé au sein de la ville, comme au
sein de l’hôpital ? Pourquoi les offres de soins déjà existantes, Centre
de santé municipal en tête, n’ont-elles pas été renforcées ? Pourquoi
l’incitation financière à l’installation pour le secteur privé n’est-elle pas
identique dans le secteur public ?
Assistées de grands groupes
d’assurance privés, de promoteurs immobiliers de santé, les municipalités,
accompagnées par les ARS, tentent d’inciter la nouvelle génération médicale à
s’installer en Maison de Santé Pluridisciplinaire.
Ces MSP restent souvent bien
vides. L’absence de personne-ressource pilotant la structure, l’absence de
projet de santé au sein de la structure et enfin le défaut de trésorerie pour
les jeunes diplômés sont autant d’éléments contribuant à la non-ouverture des
MSP. Cela renforce le défaut d’accès aux soins primaires dans les territoires
sous dotés. La complémentarité « public-privé », au sein de la ville,
devient de plus en plus difficile. La coordination des soins, essentielle à la
qualité du traitement des patients, en pâtit fortement.
La kinésithérapie s’inscrit
totalement dans les projets de santé portés par les centres de santé
municipaux. Elle a une place de choix dans les valeurs humanistes, portée par ces
structures. La régularité du traitement donne la possibilité à l’individu de
s’exprimer comme une entité indivisible, dans un cadre où le pivot central est
incarné par le médecin généraliste et où tous les autres professionnels de
santé du centre peuvent être utilisés comme relais. Le kinésithérapeute en
Centre de Santé a le temps d’écouter le patient. Il peut le faire d’autant plus
librement, qu’il n’a pas à se préoccuper des aspects administratifs et
financiers spécifiques au cabinet libéral.
Dans les années à venir, la
profession va devoir relever un grand défi, à savoir stabiliser, voire
augmenter sa population au sein des centres de santé municipaux. Elle va
également devoir également se poser la question de la place qu’elle souhaite
donner à la « e-technologie » dans le parcours de soin du patient.
Enfin, face à l’obligation
légale, qu’impose la communauté européenne à la France, il va être nécessaire
de s’interroger sur la place que va donner le kinésithérapeute aux accès
partiels à la profession. Leur arrivée massive, sans compétences techniques
réelles, pourrait fortement séduire des municipalités désireuses de faire du
chiffre d’affaires, plutôt que de proposer des soins de qualité, centrés sur
l’être humain. Le patient a le droit d’information sur sa santé, a-t-il le
droit d’être informé sur l’amplification d’une médecine à deux vitesses ?
G. Lemoine, Président du Syndicat National des
Kinésithérapeutes salariés en Centres de Santé