Cela fait bien longtemps que Jean Reigner
n’arpentait plus, de sa silhouette élégante et austère, les travées des congrès
nationaux des centres de santé. Jean est mort le 27 janvier, à Olonne sur mer,
dans cette Vendée qui l’avait vu naitre il y a quatre-vingt-seize ans.
En 1999, dans les cahiers de la revue Prévenir, il avait livré quelques éléments de sa biographie : je suis Vendéen, né en 1920 à la Roche-sur-Yon, d’une famille d’origine très modeste, artisans, paysans, très ancrés dans le Poitou-Vendée. Mon père était employé des chemins de fer, franc-maçon et j’ai commencé mes études de médecine à Nantes, en 1939, par vocation. J’avais toujours voulu être médecin. J’ai du les interrompre en 1943, car la Gestapo est venue pour m’arrêter et j’ai du filer.
Singulière aventure que celle de la santé
dans les municipalités ouvrières de la périphérie de Paris, où des maires
précurseurs, soucieux de l’intérêt général, conseillés par les médecins
salariés qu’ils avaient recrutés, ont développé des services dans presque tous
ses champs. Comme l’a dit l’historien Lion Murard, du CNRS, à propos des
institutions sanitaires françaises depuis le 19° siècle chaque fois les vrais acteurs auront été les villes qui toujours
eurent l’initiative de l’invention et obligèrent à la longue la puissance
publique à thésauriser le résultat de leurs efforts .
Dans ce domaine Blanc-Mesnil a aussi
apporté à l’Histoire. Jean Reigner était le disciple de Robert Henri Hazemann
théoricien de la santé publique, formé aux Etats Unis, créateur en France du
concept de centre de santé, médecin chef des services de santé de la ville de
Vitry sur Seine puis haut fonctionnaire sous divers gouvernements. Marqué par
ses travaux, Jean Reigner, dans un contexte favorable, amplifie fortement le
travail déjà entrepris par celui qui l’avait précédé dans la ville, le Dr Moïse
Kaplan, premier médecin chef, disparu durant la seconde guerre mondiale. En
1949, le Centre médico-social du Blanc-Mesnil, en Seine et Oise, réunit la
caisse locale de Sécurité sociale, les permanences des assistantes sociales,
les services du dispensaires (médecine générale, service dentaire, radiologie,
spécialistes divers, etc.), le centre de Protection maternelle et infantile,
les examens de santé et de dépistage de la Sécurité sociale. Pour moi, confie-t-il à Dominique Durand,
le centre de santé est un établissement polyvalent, permettant la mise
en place et l’essor d’une médecine moderne. L’accueil en un seul lieu, un
dossier médical commun et le tiers payant. Ajoutons le travail en réseau. Le
centre de santé est un outil qui permet d’améliorer l’accès aux soins pour
tous. Pour les collectivités gestionnaires, le centre doit améliorer non
seulement la santé des habitants de la commune mais participer à l’amélioration
du bien-être des administrés au même titre que les colonies de vacances, les
centres aérés. C’est pourquoi se sont développés, autour des centres, la
planification familiale, où les centres ont joué un rôle pionnier, les PMI, les
études de périnatalité, le dépistage des tumeurs, la préparation à l’accouchement,
les programmes de santé bucco-dentaire, les consultations anti-tabac, les
centres d’hygiène alimentaire et d’alcoologie, la toxicomanie.
Fort de cette expérience, Jean Reigner va
s’emparer de tous les leviers possibles à l’échelon national pour défendre sa
vision de la santé publique et de l’exercice médical, que ce soit les syndicats
médicaux, le Comité national de Liaison des Centres de Santé, le Congrès
National des Centres de santé, l’Institut Renaudot.
En effet, il ne va pas perdre de temps.
Nommé Médecin chef à 28 ans, en 1948, il est élu Secrétaire général du
Syndicat national des médecins de dispensaires en 1950, puis président de
l’Union des syndicats de médecins de centres de santé (soins et prévention) en
1963. La même année, il organise au sein de la Confédération des syndicats
médicaux français, l’Union confédérale des médecins salariés dont il sera
longtemps le secrétaire général. En 1952, il crée le Comité de liaison des
dispensaires et centres de santé qu’il préside jusqu’en 1991. Il fondera
l’Institut Renaudot en 1982. Homme de dossiers et de synthèse, très au fait de
l’actualité de la médecine dans ses mouvements internes et ses rapports avec
les institutions, il est l’interlocuteur des principales organisations
médicales et des pouvoirs publics. Remarquable lobbyiste, il occupe tous les
terrains que la pratique qu’il défend délimite. La revue Le centre de santé, lancée en 1954, puis les Congrès nationaux des
médecins de dispensaires et centres de santé, à partir de 1961, véhiculeront sa
pensée et celle de l’équipe réunie autour de lui ; ce seront aussi des
lieux de débat sur la médecine et son avenir. Le Syndicat, le Comité de liaison
constituent indéniablement une école dont il est le chef de file incontesté.
Je
n’ai jamais eu de vocation pour la médecine libérale, le paiement à l’acte ne
me plaisait pas confiait-il à Dominique Durand le 16 février 1999. Fort de
ses liens avec le professeur Marc Nédélec, autre nantais résistant, et
théoricien de la médecine de groupe, Jean Reigner a pensé que les centres de
santé pouvaient être une alternative à la médecine libérale telle que l’avait
définie la charte de 1927. N’allons
nous pas assister à une substitution de la médecine d’équipe gérée par une
collectivité publique ou privée, avec tiers payant et rémunération fixe, à la
médecine individuelle avec entente directe et rémunération individuelle ? se
demande-t-il en introduction au premier congrès du Syndicat des médecins de
centres de santé. L’année suivante, en 1962, en conclusion du 2° congrès national, sur le thème « La
médecine de groupe et d’équipe dans le cadre des centres de santé » il en
vient à une vision moins radicale : la
période qui précédait les ordonnances de 1960 est donc close…La concurrence
entre la médecine libérale et la médecine exercée en centres de soins gérés par
les collectivités se fera donc sur le plan de la qualité des soins et même
tendra à disparaître, compte tenu de l’aspect complémentaire des centres de
santé par rapport aux praticiens et même aux cabinets de groupe ou
d’équipe.
Structures alternatives ou
complémentaires ? La question n’a pas cessé de se poser. Elle va délimiter
les positions respectives des médecins des Centres de santé municipaux et celle
des médecins des Centres mutualistes dont le leadership est assumé par Jean
François Rey. Pour celui-ci, d’entrée de
jeu, les centres de santé des Bouches-du-Rhône se sont construits avec
l’ambition de proposer une alternative globale à l’exercice libéral de la
médecine, tout en conservant, de cette pratique, les fondements qui en ont fait
la valeur…le secret médical et le libre choix du médecin par son patient.
Pragmatique, connaissant bien la sensibilité des élus aux équilibres locaux et
fréquentant la frange la plus progressiste des médecins libéraux de la CSMF,
comme Jacques Monier ou William Junod, Jean Reigner ne plaidera pas
l’affrontement. Il opte pour la complémentarité des Centres de santé
municipaux, laissant la permanence et la continuité des soins aux dispositifs ad hoc, essentiellement assurés par
l’hôpital et le secteur libéral. En ce sens, il se rapproche des idées de
Robert Henri Hazemann sur l’Hygiène
Sociale des Villes et de la position de Fernand Goulène, médecin chef du
Centre de santé d’Argenteuil pour lequel, les relations entre l’hôpital de
secteur et le Centre de santé préfigurent
le noyau de l’organisation sanitaire de demain, avec un hôpital central et des
polycliniques décentralisées où seront assurées les investigations cliniques et
les soins pour les malades ambulatoires. Les options des mutualistes des
Bouches-du-Rhône sont plus en adéquation à ce moment, avec ce que proposera la
déclaration d’Alma Ata de 1978 : les soins de santé primaires, compris
comme étant à la fois un programme d’actions, un échelon de soins, une
stratégie de réorganisation des systèmes de santé et une philosophie de la
santé orientée vers la justice sociale. Jean Reigner n’était pas dupe cependant
de la fragilité des établissements gérés par des communes dont les compétences
en santé restent limitées. Il l’évoque dans l’interview de 1999 : dans mon esprit, j’en arrive à me demander
si la formule actuelle et règlementaire des centres de santé dépendant de
municipalités est la mieux adaptée ? Ne faudrait-il pas aller vers une
formule donnant plus d’autonomie fonctionnelle aux centres ?
Mais il
y a plusieurs demeures dans la maison du père. Au sein du Comité de
liaison, avec son art de la synthèse, Jean Reigner va rassembler des acteurs
aussi différents que sont les animateurs des Centres de santé municipaux,
mutualistes ou associatifs, aux fins d’être les interlocuteurs incontournables
des pouvoirs publics pour la reconnaissance des établissements et de leurs
missions, et l’octroi des moyens nécessaires à celles-ci. Les arguments mis en
avant sont la complémentarité, voire la subsidiarité territoriales, l’accès aux
soins facilité par le tiers payant, l’unité de lieu, le dossier médical unique,
le salariat des praticiens, l’offre globale de soins de qualité, de première et
de seconde ligne, d’activités préventives et d’éducation pour la santé, les
économies induites. La pugnacité et la constance dans l’action finiront par
porter leurs fruits : à partir de la loi du 3 janvier 1985 qui supprime
les abattements de tarif qui frappaient les dispensaires depuis 1960, une
série de textes reconnaissent les Centres de santé et les encadrent.
En 1982, Jean Reigner crée l’Institut
Théophraste Renaudot, le pendant de l’Institut de recherche appliquée en
prévention et économie de la santé (IRAPES), créé par les mutualistes de
Provence. Initialement il s’agissait de susciter, voire de conduire des
recherches en médecine sociale et d’assurer de la formation. Ce n’est que plus
tard que l’Institut Renaudot, sous la présidence de Marc Schoene s’attachera
particulièrement à la santé communautaire.
En 1985, il prend sa retraite de médecin
directeur de la ville du Blanc-Mesnil, tout en continuant d’assumer ses
responsabilités au sein du Comité national de liaison qu’il quittera en 1991.
Que retenir de l’œuvre de Jean
Reigner ? Il aura été médecin, politique et stratège. Si sa vision d’un
système de santé est celle d’un planificateur, très inspiré des travaux
d’Hazemann et de son expérience urbaine, il est ouvert à d’autres idées, aux
promoteurs desquelles il s’allie. Il est à l’origine du cadre institutionnel
dans lequel évoluent aujourd’hui les Centres de santé en France, par la mise en
place d’organes de concertation et de pression que sont les syndicats, le
Comité de liaison, le Congrès national, la revue Le centre de santé, l’Institut Renaudot, et par l’obtention de
textes légaux et règlementaires qui codifient la pratique. Il aura été un
syndicaliste, portant les combats au sein même de la profession, défendant avec
d’autres le salariat médical devant des praticiens libéraux hostiles, arcboutés
sur une conception très crispée de l’indépendance professionnelle.
Très discret sur sa vie en dehors du
travail, Jean Reigner aimait à se retrouver chez lui, dans sa belle maison
dessinée par André Lurçat, en bordure de la forêt de Montmorency. Il se livrait
là à l’entretien de son domaine, au jardinage, à la lecture.
Il aura survécu à son épouse Geneviève, à
ses compagnons de route, Etienne Gatineau Saillant, Georges Godier, Lazar Katz
dit Victor Lafitte, Claude Meyroune, Aline Pagès, Jean François Rey, Elsa
Rustin.
Jean Reigner était chevalier de la Légion
d’honneur, officier de l’ordre national du Mérite, croix du combattant
volontaire de la Résistance, croix du combattant, médaille de la Résistance
française, médaillé de la déportation pour faits de Résistance.
A ses filles, Marianne et Sylvie, nous
disons toute notre émotion et notre sympathie.
Joël Le Corre